Passager clandestin de la pensée
blog littéraire
lundi 1 décembre 2025
vendredi 25 février 2022
Howard McCord : Poèmes chamaniques, éditions de La Part Commune (note publiée dans la revue Europe Mars 2022, numéro consacré à Georges Séféris et Gilles Ortlieb)
L’écrivain
américain Howard McCord est surtout connu en France pour L’homme qui
marchait sur la Lune et En marchant vers l’extrême. Sa poésie l’est
moins, et c’est donc à une véritable découverte que nous invitent les Éditions
de La Part Commune avec Poèmes chamaniques, dans une présentation et une
traduction de Cécile A. Holdban – qui a par ailleurs illustré le livre – et de Thierry
Gillybœuf. Toute tentative pour situer cette poésie s’avère rapidement infructueuse.
On ne peut l’inscrire dans un courant tel que la Beat Generation ou l’Objectivisme
initié par William Carlos Williams et Louis Zukofsky, ni l’apparenter à Hart
Crane, qu’il admire pourtant. Si l’on peut rattacher les romans de McCord au « Nature
writing », ses poèmes semblent toutefois échapper à toute localisation
littéraire : ils sont insituables, comme d’ailleurs l’est l’écrivain
lui-même.
Celui
qui se présente lui-même comme « fournisseur en charmes et malédictions
efficaces » est né à El Paso, au Texas, près de la frontière mexicaine, « au
milieu du désert de Chihuahua, au milieu de kilomètres et de kilomètres de
désert dans toutes les directions, et de chaînes de montagnes surgissant comme
des archipels », dit-il dans une interview. Cette nature sauvage qui
l’émerveille, qu’il considère comme sacrée, a forgé son tempérament, et s’il
devait revendiquer une identité, ce serait plutôt celle d’un Indien – « l’Apache
est mon maître » –, mais sans tribu, loin de la frénésie urbaine, avide
des grands espaces d’Amérique ou d’ailleurs qu’il parcourt en marchant, avec la
conscience d’être unique, que tout homme est unique, « le dernier de notre
genre ».
Les
Poèmes chamaniques rassemblent à l’évidence des poèmes écrits sur une
longue période – d’où la diversité des thèmes –, au fil de l’inspiration du
moment sans jamais la forcer et en divers lieux, souvent montagneux et
désertiques comme ceux de son adolescence. De ce fait, on pourrait croire qu’il
va évoquer les grands espaces, qui sont en effet bien présents en filigrane, mais
son regard se porte plus volontiers vers les particularités du territoire qu’il
arpente en marcheur aguerri, accrochant ainsi l’immensité et sa vacuité à des
éléments immédiats et proches, tels une pierre, un arbre, une araignée, un
serpent ou le vol d’un oiseau. Ils n’en sont pas moins énigmatiques, et Howard
McCord sait que « La totalité des mystères est retenue/comme la musique
dans l’écorce blanche du pin. » Il y a une langue cachée dans les choses,
et il faut apprendre à la connaître, non par le sens mais par la sensation,
aligner le langage sur des perceptions en retrouvant une innocence première née
d’un contact direct avec la nature sauvage – son côté chamane : le cœur
avant l’intelligence. La poésie consiste essentiellement, pour McCord, à accueillir
en toute simplicité les êtres et les choses dans les mots, à s’effacer pour leur
laisser la parole :
Un
poème est une ronce,
un
appel d’air,
un
cri dans la nuit
poussé
par l’humble gorge
d’une
taupe
capturée
par une chouette
silencieuse
en plein vol.
Sa
longue expérience des déserts, si propices aux mirages, l’amène dans certains
poèmes à émettre un doute, avec l’humour qui s’impose, sur la réalité de la
réalité. Et si le monde n’existait pas ? Chicago, les sauterelles, tout ça
n’existe pas. Seuls quelques arbres existent, « mais ils sont si
profondément/cachés dans les bois/qu’il est peu probable/qu’on en découvre
un/de nos jours. », écrit-il dans le poème « Ontologie ». « Un
rêve non rêvé », dit-il, telle pourrait être la nature véritable de
l’univers, un rêve qui n’est pas un rêve et une réalité qui n’est pas la
réalité, et un chaos plutôt qu’un cosmos :
Il
n’y a pas d’ordre.
Ni
dans les roseaux
ni
dans le silex
ni
dans la maison du soleil
ni
dans le lapin
ni
dans les bénédictions des bonnes manières.
Je
vous dis qu’il n’y a que
les mythes de l’enfance.
la
géométrie
rien
de plus.
Des Poèmes
chamaniques, il émane un art de vivre et même une certaine forme de sagesse
qu’on a presque envie de qualifier de taoïste – il aurait pu être à sa manière
un compagnon de Li Po. Cet amoureux de la solitude, que « la Muse a rendu
fou depuis longtemps » et qui possède parmi d’autres armes un sens affûté
de l’ironie et de la satire, aime les plaisirs simples : un feu de bois
mort, un repas sommaire, la prière du vent, le silence, danser autour d’un
chêne, contempler des étoiles à travers le sapin, identifier une fleur si c’est
la saison… Howard McCord est comme ce « moineau qui ne construit pas de
nid/mais allume des feux/de brindilles, de paille et de ficelle ».
Alain
ROUSSEL
Jean-Luc Steinmetz : Rimbaud de Clinchamps, éditions L'Étoile des limites (note publiée dans revue Europe Mars 2022, numéro consacré à Georges Séféris et gilles Ortlieb)
Le livre de Jean-Luc Steinmetz n’est pas un nouvel essai ou une nouvelle biographie sur Rimbaud, auquel l’écrivain a déjà consacré des pages remarquables. De telles approches impliquent en effet une proximité, certes, mais aussi et surtout une distance, gage d’une relative objectivité. Ce n’est pas ce qui se joue ici. De toute évidence, il n’a pas conçu ce dernier écrit – on peut le qualifier de journal – comme un livre additionnel, mais « principal », selon ses propres termes. L’on peut parler à ce propos de nécessité intérieure qui le pousse à mêler sa voix à celle (celles ?) de Rimbaud, au fil d’une marche méditante dans la campagne, entre Clinchamps et Mutrécy dans le Calvados, comme en écho de la ferme de Roche où fut rédigée en 1873 une grande partie d’Une saison en enfer. C’est à cet opuscule, le seul publié du vivant du poète, que se consacre entièrement Steinmetz. La lecture qu’il en fait l’engage totalement, le met à l’épreuve comme s’il y allait de sa propre vie, et ce qu’il en écrit l’amène à aller au plus profond de lui-même, à fouiller les arcanes de sa propre adolescence : « Quant à l’histoire d’un livre que je recueille là, qui ne pensera qu’elle se confond avec la mienne, aux prises avec son propre destin, acolyte de Rimbaud, en butte à l’inidentifiable… », écrit-il.
Qu’on ne s’y trompe pas. Steinmetz ne s’identifie pas à « l’homme aux semelles de vent », mais « note des coïncidences, des opportunités ». Il se décrit comme un « promeneur qui participe au monologue, rencontrant cette voix et ses voix, inscrit dans la parole qui articule la Saison ». Parfois il accompagne Rimbaud, parfois c’est Rimbaud qui l’accompagne sur son propre territoire, l’aidant ainsi à « agencer une histoire personnelle ». Ce qui l’intéresse, c’est l’émotion vécue au point d’intersection entre la « Saison » et sa propre existence qu’il revisite, nous livrant des éléments autobiographiques, mais aussi l’évoquant au présent par de belles descriptions de la campagne environnante qu’il parcourt au fil de sa marche elle-même rythmée – on l’imagine aisément – par la récitation mentale de certains passages d’Une Saison en enfer. Au fur et à mesure qu’il lit, le lecteur ressent ce sentiment étrange d’entrer à la fois dans l’œuvre de Rimbaud et dans la vie de Steinmetz. Cela n’exclut en rien la réflexion qui est ici intense, une sorte de « confrontation spirituelle », au plus près du texte qu’il suit mot à mot, sans trop se soucier des « propos contradictoires de ceux qui, plus que Rimbaud, pensèrent détenir la vérité au sujet de son texte ». On a trop tendance, lisant la « Saison » – et il est nécessaire que le lecteur la relise –, à ne retenir que des passages fulgurants, de s’arranger avec certaines « maximes » que l’on croit définitives, alors qu’elles peuvent un peu plus loin se trouver contredites par d’autres formules tout aussi péremptoires.
C’est que, dans Une saison en enfer, au tournant de son existence, Rimbaud est tiraillé par le doute. Il n’écrit pas pour nous, mais pour lui, et s’interroge sur son passé, son présent et son avenir. Qu’entend-il par innocence, justice, charité, enfer, pureté, bonheur ? De cette vaste construction métaphysique et morale, de son « opéra fabuleux », Jean-Luc Steinmetz arpente les allées, ausculte les recoins. Il sait que la nature de Rimbaud est complexe et que plusieurs « je » sont à l’œuvre, qu’il ne faut pas se fier à un seul aspect. « L’homme aux semelles de vent » traîne derrière lui toute une traînée d’ancêtres sans lignage, de « race inférieure », et que si « le sang païen » coule dans ses veines, il aura fait aussi, « manant, le voyage de terre sainte » en chrétien, sans ce que cela l’empêche de danser « le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants ». Ce rapport contradictoire, qui tiraille la « Saison », à une certaine spiritualité interpelle au plus haut point Steinmetz. Il y revient souvent. Certes, Rimbaud n’est pas un horrible calotin, mais il n’est pas non plus un athée radical, comme certains voudraient qu’il fût, pour l’avoir mal lu. S’il déteste les bondieuseries, s’il raille les prêtres et les curés, s’il se sent esclave de son baptême, le mot Dieu revient régulièrement sous sa plume. « J’ai dit : Dieu », écrit-il. Mais l’on sent à la lecture que c’est un dieu qui appartient au « festin ancien », ou qui se donne comme une pure transcendance, hors religion, à moins qu’il ne s’inscrive lui aussi dans la « farce continuelle », comme l’est, selon Rimbaud, la vie elle-même.
Rimbaud est « un mystique à l’état sauvage », comme disait très justement Claudel, pour lequel pourtant je n’ai pas de sympathie particulière, ni pour l’œuvre, ni pour l’homme. Méconnaître cet aspect du poète, c’est refuser de le prendre pour ce qu’il est, dans son intégrité, et Steinmetz a raison de le souligner, aussi dérangeant que cela puisse paraître. Le « passant considérable », comme l’écrivait Mallarmé, est homme de paradoxe, et cela, malgré nos réticences, le rend plus attachant que son mythe.
Alain ROUSSEL
dimanche 24 janvier 2021
Journal de lecture : Zéno Bianu/Yves Buin : "Santana de toutes les étoiles"
Il arrive souvent, lors de lectures publiques, que la musique accompagne la poésie ou qu'elle en occupe les intervalles, sans jeu de mots. Mais que la poésie prenne son essor à partir de la musique, voilà qui est rare. C'est pourtant le pari qu'ont relevé avec bonheur Zéno Bianu et Yves Buin dans "Santana de toutes les étoiles", en un duo poétique tourbillonnant autour du concert de Carlos Santana à la House of Blues de Las Vegas en mars 2016. Outre leur complicité de longue date et une commune ouverture à l'Orient, dont Santana est également imprégné, ces deux poètes ont une grande expérience du "collectif". Ceux qui ont suffisamment d'espace temporel derrière eux, pour dire élégamment qu'on vieillit, se rappelleront ces événements qui ont secoué le monde culturel au début des années 70 : le "Manifeste électrique aux paupières de jupes" pour Zéno Bianu (avec Bulteau, Messagier et quelques autres) et "De la déception pure, manifeste froid" pour Yves Buin (en collaboration avec Bailly, Sautreau et Velter). Unifiés par la musique – il serait très difficile d'identifier l'apport de l'un et de l'autre si la ponctuation, à mon sens, ne venait pas secrètement apposer sa signature –, ces poèmes s'élèvent joyeusement dans la lumière en une sorte d'extase éblouie, à la fois physique et spirituelle, qui nous entraîne avec elle au-delà des mots, derrière les apparences.
Pour ma part, j'ai d'abord regardé la vidéo puis, la repassant en sourdine, je me suis laissé emporter par la lecture vers les confins, ces nuits étoilées de la poésie comme on en connaît rarement aujourd'hui. Toute paraphrase étant inutile, je préfère en livrer des extraits :
mardi 19 janvier 2021
Journal de lecture : Étienne Ruhaud, Bernard Ascal, Louis Scutenaire
C'est dans une sorte de réalisme fantastique que nous entraîne Étienne Ruhaud dans son livre, "Animaux". On croit d'abord à un court traité de zoologie, très précis dans ses descriptions. puis on se dit que ces animaux sont tout de même étranges. Il n'est pas donné tous les jours de rencontrer des bégons, des bôlces, des braïns ou des caloplans. Et l'on comprend soudain que Ruhaud est l'inventeur particulièrement créatif d'animaux imaginaires, souvent atteints de gigantisme. Mais il peut lui arriver d'évoquer des animaux existants, tels le bourdon, l'escargot de Bourgogne ou le crabe tourteau auxquels il prête une taille préhistorique et des mœurs déroutantes. Avec humour, dont on devinera qu'il est de préférence de couleur noire, il nous invite à pénétrer dans un monde inquiétant où toutes les extravagances, comme on les aime, sont permises. Prenez les kraps : "Leur corps marron et pustuleux forme une boule. Seul le haut dépasse. Deux yeux rouges et une gueule plissée en une moue permanente, d'où sort parfois une langue en forme de laisse pour gober ce qui passe, ce qui nage ou ce qui vole : rongeurs, poissons, grenouilles, libellules et petits oiseaux. Toutes bestioles avalées dans un gargouillement."
Si ces horrifiques créatures, qui apportent la preuve formelle que le Diable existe, sont souvent menaçantes, il appartient pourtant à l'homme d'en tirer quelques bénéfices. Ainsi du bourdon, dont "le corps mesure environ un mètre cinquante : "Sanglé, sellé, l'animal fait la joie des enfants qui le montent, pour des promenades aériennes autour des volcans, par-dessus l'onde. Des circuits permettent aux jeunes touristes d'explorer les îles à dos de bourdon, des bouchons dans les oreilles et un casque sur la tête, par mesure de sécurité…" On pense au Michaux de "Mes propriétés", avec je ne sais quoi dans le style de Lautréamont.
Ils consomment des champs entiers. Les paysans élèvent donc des murs, disposent du grillage, usent de poudre, ou les tuent, parfois d'une balle entre les cornes.
samedi 22 août 2020
Journal de lecture : Fenzy, Droguet, Pons
lundi 22 juin 2020
Petr Král, la voix des lieux et des choses s'est éteinte
![]() |
| Objets dérisoires que m'avait offert Petr avant de quitter Paris en 2006. L'intention humoristique est évidente, la complicité aussi |
| Et encore cet objet comme un dernier clin d’œil de ce poète qui aimait surtout la ville et ses détours |
Bibliographie sommaire en France de Petr Král :
- & Cie (inactualité de l'orage, 1979)
- Le surréalisme en Tchécoslovaquie (Gallimard, 1983)
- Routes du Paradis (Bordas et fils, 1981)
- Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème (Stock, 1984)
- Les Burlesques ou Parade des somnambules (Stock, 1986)
- Prague (Champ Vallon, 1987)
- Témoin des crépuscules (Champ Vallon, 1989)
- La poésie tchèque moderne (Belin, 1990)
- Sentiment d'antichambre dans un café d'Aix (P.O.L., 1991)
- Fin de l'imaginaire (Ousia, 1993)
- Le droit au gris (Le Cri & Jacques Darras, 1994)
- Quoi ? Quelque chose (Obsidiane, 1995)
- Le dixième (le Mécène, 1995)
- Aimer Venise (Obsidiane, 1999)
- Le poids et le frisson (Obsidiane, 1999)
- Notions de base (Flammarion, 2005)
- Pour l'ange (Obsidiane, 2006)
- Enquêtes sur des lieux (Flammarion, 2007)
- Vocabulaire (Flammarion, 2008)
- Cahiers de Paris (Flammarion, 2012)
- Accueillir le lundi (Les lieux-dits, 2016 – prix Jean Arp)
- Ce qui s'est passé (le Réalgar, 2017)
- Déploiement (Lurlure, 2020)
- à paraître : Espace (Obsidiane, fin 2020)
Par ailleurs, Pascal Commère a consacré un bel essai à Petr Král, avec de nombreux extraits, aux éditions des Vanneaux.
N.B. : tout poète se rendant à Prague ou à Venise prendra plaisir à lire les livres que Petr a consacrés à ces deux villes ("Prague", "Aimer Venise", voir ci-dessus).
Quelques extraits de ses œuvres :
Sentiment d'antichambre dans un café d'Aix (P.O.L.):
Au bord du monde et de l'été qui le frôle discrètement,
le café plongé dans le calme est lui-même un monde.
Pourtant tout se retire
vers le fond du tableau, là où le jour devient souffle serein,
eau limpide livrée dans les coulisses matinales
au va-et-vient de vagues sans mémoire. Le regard
passe simplement, avance sans effort à travers la salle
déserte
vers la lumière de l'entrée ; vers la couche ultime ou de
nouveau l'on sort
sur le seuil. Tant de non-savoir
insiste fatalement du dedans : du fond où un silence
éloquent couvre tout, même notre incertitude
d'être déjà venu ; de débarquer là pour fuir le foyer
ou l'étendue glaciale de l'exil. Chute vers la liberté d'un
ailleurs
et chute en arrière, vers l'abri. Cela suffit pour ramener
l'espace du jour
à un dimanche étale, à la blancheur froide d'une feuille
vierge
ouverte largement nulle part. Nous sommes là
et ne sommes pas là, comme d'habitude. Le portemanteau
orphelin dans un coin, les quelques tables exposées
alentour
aux faveurs du regard et à la tendresse fugitive des reflets,
ne sont que des balises grâce auxquelles le vaste décor
prend indifféremment ses mesures...
Le poids et le frisson (Obsidiane) :
LE SEUIL, EN MARCHANT
Doucement maintenant, il suffit de lever le regard vers le ciel gris
au-dessus des arbres, le long du boulevard,
pour sentir monter une tendre certitude :
l'orage va venir. Ce qui nous pousse derrière, la main marâtre,
assassine,
et tout ce qui s'y engouffre dans l'abîme de la nuit passée, avec le fracas
et les cris des guerres,
ne pèse plus. À peine si quelqu'un lève le bras devant nous
et, de l'index dressé, touche un nuage, pour prendre son pouls. Il
suffira d'enfoncer là-bas, plus loin, son peu de poids
dans l'accueillante congère de poussière, de la laisser déborder à peine,
avec soin,
les contours luisants de nos chapeaux, les épaules raides du veston.
L'orage sera là et nous, entiers, dans ce court battement de porte contre
le cadre,
à jamais pris dans notre misère et déjà dehors, ensemble et seuls.
À chaque pas de plus vers l'avant,
c'est l'orage lui-même qui s'y lève, va vers nous. Déjà dans l'ombre
du passage, sur un éventaire,
le jouet en plastique lui d'un jaune cru et hilare
au milieu des bananes entassées.
Accueillir le lundi (Les lieux-dits) :
SE SURPRENDRE
"La vie est moyennement drôle
d'autant que c'est notre seul bien"
dis-tu en toi-même
Il est midi un dimanche tu t'apprêtes à te laver dans la salle
de bains
pensant à la petite taille de V.R. comme si là-bas au loin
elle rentrait encore davantage dans la terre
tu entends la rumeur vide des boulevards périphériques
tard dans la nuit quand l'ultime cri s'y est éteint
tout comme le tintement d'une lame de couteau contre le bord
du trottoir
Dans la petite corbeille accrochée au mur pointent en tous
sens
contre le blanc du carrelage des brosses à cheveux des peignes
et des ciseaux formant un importun bouquet d'objets
Ce qui s'est passé (le Réalgar) :
Quand après un interminable dimanche vint enfin
le lundi il fallait cette fois un peu freiner
l'écoulement du temps
Ce n'est que jeudi où il redevenait possible
de lever la tête et partir d'un pas plus décidé
n'était la perspective du samedi et de sa fin désastreuse
(la tête au trou ou dans le seau à glace)
le dimanche suivant heureusement se termine par un
crépuscule
où les filles marchent sur l'autoroute en escarpins à hauts
talons
(le va-et-vient blanc des cous-de-pied refroidissants
au-dessus du gris froid de l'asphalte)
et accompagnées de leur bruit changent en dames distantes
Déploiement (Lurlure) :
CAFÉ SCHWARZENBERG
À la surface des miroirs du célèbre café
ne remonte plus le zeppelin gras et blanc
d'une fumée de cigare Seuls les serveurs sont toujours en noir le
vice caché ne cesse de pointer
en poil vert vif au fond tapissé du décor
Quand les Russes ont envahi les lieux
à la fin de la guerre ils ont tout détruit avec soin tirant dans la
glace après un coup de mousseux
comme vers le cosmos bâillant (dirait-on) Pas une trace pourtant
n'est restée
de leur passage nul filet rouge n'a taché les gris du stock
chambardé
ni les pages des journaux vite fânés
qui recommençaient à couvrir le marbre des tables
Les ladies vieillies qui arrivent à présent
n'ont pas davantage le rouge dans leur répertoire
excepté celui des joues d'une alcoolo au large sourire
La veste qu'un gentleman-farmer a mise pour siroter sa bière
est verdâtre façon chasseur les têtes des dames sont encore
hideuses
de diverses façons – un cube aux cheveux teints une longue
mine d'institutrice éducativement pincée – on plonge en chacune pour
y faire battre un peu son propre pouls solidaire
dans une profondeur différente
Mais il est temps de repartir pénétrer dehors parmi les éclats et
les lumières humides
de la ville du soir comme dans une illusion apaisante un mirage sans
profondeur à peine ondoyant
non il est vrai sans l'espoir du sanglant joyau
d'un bout de viande peut-être d'un os luisant en bleu néon
dans le noir derrière la cuisine








