dimanche 13 octobre 2019

Journal de lecture : Claude-Lucien Cauët

Et si l'on parlait d'amour ? Une certaine poésie d'aujourd'hui a déserté ces territoires de braise. Peur de s'y brûler ? Il y va d'un certain climat de la passion qui exige une grande liberté de langage: ne pas avoir peur des mots, se mettre à nu et oser.  C'est ce que tente Claude-Lucien Cauët dans son livre : La Fiancée vespérale. Comme son titre l'indique, cette fiancée vient sur le soir pour embraser les crépuscules et faire table rase du passé. Il y a dans son long poème une alchimie intime entre deux êtres, corps et pensée : "la fusion à brasier de nos solitudes", écrit-il. Ces deux-là sont unis par un pacte. Leur amour est une magie pour conjurer "l'effroi" du réel et reculer les limites, toutes les limites. L'amoureux a tous les pouvoirs et règne par l'imagination. Le monde n'a qu'à bien se tenir. Par l'exaltation de sa langue – "un bouquet de vocabulaire jaillit du contact de nos peaux" –, Cauët érotise l'univers entier qu'il relie au corps de la femme aimée. Et c'est comme une danse, celle d'Éros et de Thanatos, au milieu des désastres d'un millénaire déjà agonisant, à peine commencé. La vie réinventée par l'amour, c'est ainsi que je ressens ce livre. 
Claude-Lucien Cauët l'a publié par ses propres moyens, le vouant ainsi à une circulation très, trop secrète. Un éditeur ?







Frontispice d'Alice Massénat




EXTRAITS :

à la ridelle de nos vents j'accroche des
     flammes sculptées à même la chair
nous serons marqués au front d'une étoile si
     lointaine que son acmé ne pourra atteindre
     nos pénates d'argile
la valse hoquette tandis que l'œil tourne au 
     piquet
et nous basculons longuement dans un océan
     de plumes où les voluptés s'éternisent

À la minute alanguie sur le marbre de la
     chaussée
au souffle qui irise le lac
nos mains de gentiane s'enveloppent d'un
     parfum de bois et de mousse
marche nuptiale à la mode parsemée de rires 
     dans nos mandibules déhanchées
les canards se moquent
les musiciens s'accordent
nous cherchons l'égarement des contes
     enfantins

...

je te montre les chaînes brisées du voleur de
     feu
la pierre à fusil déjà en fleurs
le renard scalpé par les ongles de l'hydre
le diamant serti dans l'ombre d'une châtaigne
il suffit que je te prenne par la main pour que
     s'éveillent les génies de la taïga qui
     exaucent tous les vœux...

...

la syncope congrue balaye le défilé
je t'emmène à la dérive des océans
là où la roche grimpe aux rideaux des nues
je veux te montrer sur la falaise en débris les
     restes du festin des rois
et si tu flanches aux passages scabreux je
     saurai te tirer à la sourde faille
viens ma recluse d'antan pour une nouvelle
     année
viens te coller à mon rocher de nerfs par ta
     coquille tendre
incruste ta chair en marquant la mienne aux fers
je t'attends dans mon sampan au coin du
     suroît déjà
viens te dissoudre et m'inonder de feu

...

Né sur la cinquième corde de l'alphabet j'ai
     ruiné les sauts de l'ange
naguère ma brassée était vide et mon cœur en
     attente de poignard
d'un baiser d'encre tu m'as tiré du grabat
j'ai les yeux frottés de ta gouaille

le monde que nous habitons est à l'aplomb
     haut
créé par la déchirure de la passion
nous y brûlons nos vies franches de terreur

j'ai déterré pour toi les vases de parfum
     laissés par la pluie dans sa fuite au cordeau
une odeur de palissandre te revêt de sa cape
     et te vante à tue-tête
d'autant que dessous tu ne portes que la
     cadence de ma main

...

je t'aime à l'aventure qui se raconte dans les
     ports
à l'incendie des palmes pour les sueurs d'avril
au gréement des épaves reprises par la marée
je t'aime à l'aune des meurtres au sang jailli
dans les bouges parce que très en verve
aux escaliers de terre farcis de pierres
     philosophales
je t'aime à l'émeute qui renverse les statues
au torrent furieux noyant des troupeaux de
     buffles
à la digue cédant au mascaret pétri de lune
je t'aime à la lave du volcan qui éjacule au ciel
     son sperme de cristal
par un ébranlement des villes toutes en
     lumières
à l'éclipse qui amuït la faune des savanes
je t'aime au feu de tes prunelles en ravage de
     printemps

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                                                 Alain Roussel

Claude-Lucien Cauët : La Fiancée vespérale (aPa, 80 pages)







lundi 7 octobre 2019

Journal de lecture : Mary-Laure Zoss

Comment parler de la poésie autrement que par la poésie ? Il y a comme une indécence à gloser plus qu'il ne faut, surtout si le recueil est court et se suffit à lui-même. C'est le cas de Á force d'en découdre, de Mary-Laure Zoss, publié aux éditions le Réalgar. 
Dans ces proses à forte intensité poétique, dans une "langue brûlée", elle nous crie son "effroi" d'être au monde, cernée par tous ces murs, dedans dehors, "la vie fracturée de partout", et avec en plus l'impression d'être née "l'âme bossue". Elle a mal à son réel, Mary-Laure Zoss. Pourtant, des rêves l'embarquent. La vie est à réécrire et il reste un peu de lumière dans les murs qu'il faut aller patiemment extraire. Et de toute façon les mots sont là pour en découdre et "faire contrepoids, redresser autant qu'il se peut la voussure". 




Extraits :

un jour sur deux, tout au moins, on a le cœur tiré hors, d'un coup la douleur nous envoie par le fond, on attend là, dégrisés, béants sous les hautes fenêtres ; fagotés à la diable, on a passé jupes et tricots feutrés, pantalons trop courts, on se récrie contre la lumière arrêtée dans les murs, dans le plafonnier couleur de nicotine, nos corps ne sont plus qu'étuis à brouillard, papier bible autour d'un froid ; à occuper l'intérieur, on s'éprouve si peu habiles, comme à l'emplir de quoi, songeant creux ; d'un rembourrage de sciure ou de l'attirail des rêves, comment s'y prendre pour la combler, cette misère anfractueuse, si seulement, oui si seulement on pouvait s'y instruire
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quand nos contrées sont du nord, de lierre, de limons jaunâtres ; par les vieilles bornes on se carapate, qui croulent dans les talus, par les débris de ciel envasés sous la ronce, vers les hêtres on tire sur la droite, on feinte, voyez-vous ; les trois quarts du temps pour s'extraire, il faut manœuvrer, conjurer comme on peut l'enlisement, tel est notre lot, d'avoir à se tirer sans répit de terres éventrées, on prend la tangente là où les pluies ravinent les fûts tombés, leurs fractures esquilleuses, on ne laisse pas d'aller plus loin, de se dépêtrer des fanges ; jusqu'au déploiement, au-delà du contour, de l'étendue sans nuages

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                                                             Alain Roussel



Mary-Laure Zoss : À force d'en découdre, aux éditions le Réalgar (50 pages,10€)