mercredi 25 janvier 2017

Passage des légendes

Il y a un langage propre à l'imaginaire. L'époque n'est guère propice à son expression, mais il est là, à l'affût, prêt à se glisser dans les interstices. Il se révèle ainsi à la moindre défaillance de nos sens, introduit ses grains de sable dans la mécanique trop bien huilée d'une rationalité dont tout nous montre aujourd'hui, à observer ce qui se passe dans la prétendue réalité, qu'elle est devenue folle et dangereuse. Je dors. Voici que ce langage s'épanouit en moi par le rêve, sous une forme souvent burlesque. Je n'ai pas forcément les clefs du récit nocturne, mais le sentiment que je ressens au réveil est celui, étrange, d'une sorte de catharsis.
Héritières des mythes, c'est aussi l'imaginaire qu'expriment les légendes, mais dans sa dimension collective. Elles sont même des repères essentiels dans les cultures dites traditionnelles et jouent un rôle social, voire éducatif. Ainsi au Moyen Âge les récits de la Table Ronde ont-ils contribué au développement de l'esprit chevaleresque, du moins dans son idéal.
De quel feu secret les légendes sont-elles les gardiennes ? En ce sens, je ne peux que partager les vers admirables qui ouvrent "La Quête de joie", de Patrice de la Tour du Pin :

Tous les pays qui n'ont plus de légende
Seront condamnés à mourir de froid..."

Le "merveilleux", le "mystère", ces notions sont constitutives, à dose variable, des légendes. Elles en sont le levain. Certaines légendes penchent plutôt du côté du "merveilleux", telle celle de Mélusine, d'autres du côté du "mystère", comme la quête du Graal dont on ne saurait nier le caractère initiatique.


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C'est au légendaire dans sa part "merveilleuse" – mais réinventée par l'humour et la poésie dont je ne puis qu'être complice – que fait appel Jean-Pierre Chambon dans son dernier livre : "Zélia", publié aux éditions Al Manar. Je connais peu d'écrivains, hormis Jacques Abeille et naguère Julien Gracq, pour célébrer de si belle manière les fastes de l'imaginaire. Zélia est une reine nomade. Je me la représente, à la lecture, avec une allure spectrale, enveloppée de reflets de lune et marchant comme par glissements sur les étangs et les chemins, les frôlant à peine. Elle va de "vallée en vallée avec ses gens et ses équipages", sans destination apparente. Un soir, l'éclaireur qu'elle avait envoyé en reconnaissance revient avec "un bouquet de plantes curieuses" cueillies sur le chemin et dont les feuilles sont striées de signes singuliers, ressemblant à une écriture inconnue qu'un scribe est aussitôt chargé de déchiffrer. Puis un matin, sans prévenir, la reine a repris sa route avec sa suite, abandonnant le scribe à sa solitude et à ses "feuilles parlantes" dont il continue d'apprivoiser la langue.
C'est ainsi que commence la légende de Zélia. Peu à peu, le traducteur va nous révéler les mœurs étranges de ce véritable royaume ambulant, évoquant la bibliothèque royale transportée par trois chariots, "l'adoration" de la reine pour sa collection de chaussures, les différentes manières d'éloigner les oiseaux importuns par des épouvantails, le fouet ou des rapaces dressés à cet usage, les mannequins de glace taillés dans des stalagmites à la taille et à la ressemblance de Zélia dont ils portent en exposition les robes et les parures pour son plus grand plaisir visuel un brin narcissique, sans oublier les plantes à poupée et enfin, derrière une montagne escarpée, la "ville somptueuse d'Alpomaria".

Extrait : "...Un matin, des chasseurs revinrent de la forêt sans leurs armes, les yeux hagards. Ils racontèrent d'une voix bouleversée qu'ils avaient vu, perché sur la plus haute branche d'un arbre sec, un grand oiseau noir à face humaine qui les regardait fixement. Son visage semblait à la fois d'un vieillard et d'un enfant. À sa vue, les chasseurs s'étaient arrêtés, interdits, comme paralysés par un sortilège. L'oiseau s'était mis à parler d'une voix ferme. Bien qu'il s'exprimât dans leur langue et qu'ils reconnussent la succession des mots dont s'emboîtaient de façon claire les syllabes, le sens de son discours leur échappait totalement..."




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Dans  "Légende de Zakhor" que viennent de rééditer, en quatre langues, les éditions "Les Carnets du Dessert de Lune", Pierre Autin-Grenier en appelle plutôt, avec un rire mêlé d'inquiétude et de nostalgie, au mystère, mais un mystère qui rôde aux abords du réel, qui même en jaillit souvent, surtout de ce quotidien des gens rudes des campagnes pour lesquels cet écrivain éprouve une grande tendresse : C'est au creux de l'ordinaire que le merveilleux va le plus souvent faire son nid", écrit-il.
Mais quel est donc ce "il" qui traverse le livre et en même temps la vie, venant de nulle part et allant nulle part, cet étranger pourtant si intime dont on ne sait rien, hormis les sentences qu'il lance à la cantonade et dont on ignore si elles sont porteuses de clés : "Prenez garde de n'offenser les ombres, car une nuit remplie de chiens sans cesse braconne dans les faubourgs". Comme dans le rêve, ce qui doit rester énigmatique reste énigmatique, mais cela nous parle derrière le sens même si nous ne comprenons pas, parle à notre nuit profonde, de nuit à nuit, l'énigme sans cesse relancée jusqu'à cette question centrale qui nous interroge tous : qui suis-je ? Que fais-je ici ? S'il y a un mystère, c'est celui de notre présence au monde.

Extrait : – «Rien, dit-il, une épingle». Il se pique le bout du doigt; perle une goutte de sang qui s'en va mourir sur sa chemise de lin. Comme nous restons surpris, il rassure : «Qu'adviendrait-il de nous si nous étions compris du premier venu et quel châtiment mériterait semblable étourderie ?» Il est vrai, nous ne saisissons pas toujours le sens caché de ses sibyllines sentences. Ainsi, souvent dit-il : «Il faut savoir vivre seul et dans le souvenir lointain des étrangères.» Puis il tire la porte derrière lui. Dehors, trouant le ciel humide, brûlent des étoiles.



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La légende anonyme, la légende de l'homme sans nom, je l'ai vécue naguère. C'était un soir d'hiver. Il neigeait. Dans le TGV qui me ramenait de Paris à Arles où j'habitais alors, je me laissais aller à une douce somnolence, bercé par le roulis du train et quelques fracas de glace. De temps en temps, j'ouvrais les yeux et je regardais paresseusement à travers la vitre. Soudain, dans une sorte d'hallucination ou de rêve éveillé, je vis malgré l'obscurité la silhouette d'un homme marchant dans la neige à travers champ. Puis la vision disparut. Il n'y eut plus que la nuit et, sous elle, l'étendue blanche. Mû par une nécessité intérieure, je me mis aussitôt à écrire dans les marges d'un journal que j'avais sous la main le premier texte de "La légende anonyme" (éditions Lettres Vives) d'un seul trait et sans la moindre rature. Voici :

"Il marche dans la neige. C'est peut-être un champ mais on en cherche en vain les limites. Peut-être marche-t-il dans l'étendue, sans mémoire et sans nom. Il marche là depuis toujours, c'est-à-dire ici : en quelque sorte un piétinement élargi. Il faudra bien qu'il s'arrête un jour, mais il ne sait pas l'immobilité.
De très lointains voisins l'appellent l'itinérant. Quand la neige a fondu, il marche dans les blés ou dans les coquelicots, mais c'est encore comme une tache blanche devant lui et il appelle cela sa lumière."


                                                      Alain Roussel



"Zélia", de Jean-Pierre Chambon, a été publié par les éditions Al Manar
http://www.editmanar.com/

"Légende de Zakhor", de Pierre Autin-Grenier, a été publié par les éditions Les Carnets du Dessert de Lune 
http://www.dessertdelune.be/


"La légende anonyme", d'Alain Roussel, a été publié aux éditions Lettres Vives  
http://www.editions-lettresvives.com/