jeudi 16 août 2018

Jean-Claude Leroy : "ça", sur le tranchant des mots

S'il a souvent écrit des textes en prose, Jean-Claude Leroy revient depuis quelques années au poème. Ce n'est pas gratuit. Cette forme concise lui permet de dire au plus juste, d'aller au plus direct, au plus nu. Tel un archer, il décoche ses flèches vers après vers, en pluie. Car ce poète est en guerre. Dans son dernier livre, "ça contre ça", publié chez Rougerie, ce n'est pas seulement la société qu'il combat, le "peu de réalité" qu'évoquait naguère André Breton, mais aussi cet ennemi de l'intérieur, ce surmoi qui n'est rien d'autre qu'une façon pour la société de se glisser en nous par l'éducation et le langage soigneusement policé, ce qu'on peut dire et ne pas dire, ce qu'on doit penser ou ne pas penser. Il n'est pas anodin que dans son livre il cite Héraclite qui avait fait de Polemos, la guerre, le "père de toutes choses". Chez Jean-Claude Leroy, l'antagonisme est présent en permanence et donne à son livre une tension particulière:

Guerre contre guerre
pierre contre pierre
feu contre feu
la mort te renouvelle...

Peut-être cherche-t-il, dans cette opposition poussée à l'extrême, chaque chose contre chaque chose, soi contre soi, "ça contre ça", une harmonie des contraires qui les maintiendrait ensemble, mais distinctement, en un couple inséparable?  Ce serait sa manière à lui d'assumer son désespoir ou plutôt son désarroi d'être là, au monde, seul avec sa conscience et avec ce "ça", cette pulsion originelle et fondamentale à être mais qui est contrariée, canalisée depuis l'enfance. Nul doute que Leroy a lu attentivement Groddeck et Freud et essayé d'aller y voir par lui-même. S'il n'est pas un "suicidé de la société", au sens radical d'Artaud, il est un écorché par le dedans, mais vivant, terriblement vivant, par ses luttes, par ces mots avec lesquels il affronte l'incompréhensible, là où d'ordinaire le langage ne pénètre pas. Il essaie de rendre sa propre obscurité lumineuse. S'il y a des aspects psychologiques dans son livre, s'il porte une révolte contre la société, il mène aussi un combat métaphysique, existentiel dont il attend une révélation sur lui-même.

Extraits :

une pluie de questions laboure ton jardin
les saisons recyclent l'angoisse et le pardon

ne reste qu'un arbre ensanglanté par l'orage
dont les fruits sont tombés avant d'être mûrs

témoin un corbeau s'accroche à la course du ciel

...


– de quelle énergie suis-je l'objet ?

ÇA me vient
ÇA se tait
ÇA ne s'éteint pas
moi seul je meurs
ÇA est toujours
mais lequel ?

...



je me suis dedans vu écorché
et basculant dans l'abîme
aussi vieux que vertige
vertige originel
interdit essentiel
connais-toi toi-même
et tu mourras pour le vrai
tu prétexteras des images
des images te léchant la face
des images prenant ta place
pour ne pas mourir d'impossible
de ce néant primordial
d'où tu viens
big-bang peut-être
ou gélatine pseudo-galactique
tu ne peux plus tirer la chasse
d'être écœuré tu étouffes
enfant condamné
vagissant perpétuel.

                                                      Alain Roussel


......................



Jean-Claude Leroy : ça contre ça (éditions Rougerie, prix 12 euros)

lundi 6 août 2018

Paysage de Bretagne, les jeux du réel et du rêve




Michel Dugué vient de publier "Mais il y a la mer" aux éditions le Réalgar, dans la collection "l'Orpiment", dirigée par Lionel Bourg. Ce livre comprend quatre textes. Il est significatif que le premier s'intitule "La ballade des noms", comme si l'auteur voulait nous avertir d'emblée que le territoire qu'il va évoquer se situe aussi dans la langue, qu'il répond à la magie du Verbe. Beg Vilin, le Castel, l'île Loaven, l'île Rouzic, Crec'h Mélo, Roc'h Zémec, Beg Millon, ces noms de lieux "sonnent d'accents rauques" et entrent en résonance avec les paysages. Dugué nous invite à un voyage à la fois dans les mots et les lieux qu'ils désignent, en de longues promenades contemplatives autour de la "Pointe du Château". Il y a dans son écriture, classiquement belle, respectueuse de la syntaxe, un rythme qui apaise. L'endroit qu'il décrit a beau être tourmenté, avec ses rochers déchiquetés par le vent et les vagues rugissantes,  la prose de l'écrivain vient l'adoucir, agit comme un baume. Peut-être espère-t-il ainsi soigner quelque plaie secrète. En tous cas, il aspire à l'harmonie, cherche un accord avec le monde, et doucement, par petites touches, il fait entrer le paysage dans son écriture. Regarder s'écouler le temps dans le sablier du silence, patienter, prendre au vol les mutations de la lumière,  Michel Dugué, face aux aléas de la vie, est en quête d'une sérénité qu'il nous fait partager.

Extrait :
Pluie tiède. Discrète acclamation. Il a suffi d'un nuage. L'herbe répand de nouvelles odeurs. L'eau se soulage de quelques vapeurs. Mes yeux se blessent à cette soudaine mutation de la clarté. Une fauvette se démêle  du lierre qui a pour elle des prévenances d'amoureux. Un peu comme sur les vieilles photographies, le paysage s'est voilé. On pourrait  croire qu'il y a une absence ou qu'il n'est plus qu'un rêve de paysage. Il semble que nous soyons tombés dans un second degré de signification. Dissolution lente. Je sens se défaire en  moi de robustes pirogues. Le  cœur se hausserait-il dans la région des rapides pour y brûler  comme un feu de feuilles ? Le faîte des arbres  serait-il tenté de partir avec les oiseaux ? Ne serait-ce pas l'écho furtif de la poésie ?

Le deuxième texte, "Les anciens jours", évoque dans les parages le café où les habitués viennent oublier la dureté de leur vie quotidienne et trouvent refuge dans l'imaginaire. Comme  chez Jacques Josse, il y a cette tendresse pour les estropiés de la vie, qu'il exprime dans un style très différent :

Il y avait dans leurs yeux des étangs gris. Je sais qu'en certaines circonstances malaisées à définir, ils auraient aimé s'y noyer. Aussi n'était-il pas étrange que sous le regard ou le menton – car ils étaient voûtés, certains pliés – des breuvages de nature diverse se succèdent sur un tempo variable selon l'humeur du moment. Ces hommes qui connaissaient la mer lui tournaient le dos ostensiblement, là dans ce repaire placé sur la route de leur vie comme une bonne auberge assez impitoyable cependant pour les brûler et pas seulement les ailes..."

Le troisième texte, "Homère sur la touche" est autobiographique et le dernier est une évocation urbaine : "Rennes, carte postale".

                                                            Alain ROUSSEL

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Michel Dugué : Mais il y a la mer (éditions le Réalgar, 12€)