Je reprends mon journal de lecture, toujours avec le désir d'aller à l'essentiel de ce que je ressens, et sur le vif, sans ces longs détours que trop souvent l'on s'inflige pour parler d'un livre, surtout quand il s'agit de poésie. Le poème est le lieu d'une respiration tantôt ample, tantôt hachée, saccadée, hésitante. Ce n'est parfois qu'un mince filet d'air, mais qui peut se révéler d'une grande pureté vivifiante. Il y a une certaine tonalité et c'est celle-ci que je veux rendre ici en quelques phrases pour les écrits dont je parle. Sur mon blog, le temps n'a pas de prise. Si je veux évoquer un livre récent, je le fais. S'il est plus ancien, je le fais aussi. Je ne suis pas tenu aux modes commerciales actuelles qui voudraient obstinément et non sans mépris qu'un livre chasse l'autre, pourtant à peine édité. Comme précédemment, je ferai la part belle aux extraits.
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Dans "La Minute bleue de l'aube", d'Estelle Fenzy, il y a cette présence immédiate au monde, à ce moment qui hésite encore entre la nuit et le jour. On est dans une sorte de rêve éveillé où reviennent, avec les ombres du sommeil, des souvenirs, ceux des disparus, et avec eux la nostalgie de l'enfance où tout est à découvrir. Et précisément l'aube est comme l'enfance. Elle renaît chaque jour dans une sorte d'innocence que l'auteure aimerait retrouver en elle, accéder ainsi à une nouvelle naissance, aidée en cela par la maïeutique de l'écriture. Cette "minute bleue", c'est aussi une minute pour soi-même, dans la solitude du matin, une fenêtre mentale qu'Estelle Fenzy ouvre dans l'attente de l'aube, les sens aux aguets, mais attentive aussi à ce qui vient de l'intérieur. Son livre est composé de très courts poèmes qui rôdent aux abords du silence, parfois dans l'esprit des haïkus par ce désir de capter en quelques mots l'éphémère, la vie qui passe et qu'elle cherche, tels les "pescalunes" de la légende, à retenir dans les filets de l'écriture.
EXTRAITS :
La pluie tombe en fagots
Je les réunis
Le soleil levant
allume un grand lac de joie
...
Cette connivence
avec la nuit
vient-elle du noir
Comme elle
je suis l'ombre de l'ombre
qui se tait
...
Chaque matin
ce défi de l'approche
du commencement
où tout est possible
...
Que
jamais un poème
si beau soit-il
ne remplace
l'incessant voyage
de ton silence
...
Et je rends grâce au bleu
de se laisser nommer ciel
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EXTRAITS :
QUATUOR N°3
Tout en chaos croustillé
chancreux bouillu cuivreux
seuil feuilleté touillis
de soies opale et mauves
brèche d'or plumetée barbichue
tricotis et remaillures
c'est que ça le ciel chaos de boue mixeur
polychrome sorbetière où le gris
le bleu ardoise horizon l'or
miellé plombagineux infusent perfusent
les congélations lumineuses des ombres
et rouge à mourir Bételgeuse
(28 mars 2013)
GRANDEUR NATURE
le vent machine à découdre
bigorne et déglingue
l'aveu aveugle règne
l'ombre ne pèse rien
là-bas le grand foutoir cabossé
sauvage et tonnant
l'océan cogneur rogue
implose étrille estampe
métronomique inexorable
il monte
c'est tout jour et l'or à la grève
dans la lumière plombée diffuse
et des îles au loin qui sont nos rêves
dans la coulisse un ange exilé
serre dans son panier trois nuages
(un noir, un blanc, un rouge)
souffle dans sa trompe
gamme légère fluide heureuse
vivante absolument métaphysique
une ondée susurre au matin caillé
dans un arbre en bataille
il a plu plu replu
il repleuvra
(6 octobre 2019)
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Peut-on conjurer la mort ? C'est impossible. René Pons le sait. Il cherche seulement à l'affronter, peut-être à l'adoucir avec ses mots à lui, à lutter par la beauté de la langue contre l'inévitable décrépitude. Avec "Dédale", il poursuit son chemin sans espoir dans le labyrinthe qu'il s'est lui-même construit, sans doute pour se protéger au fil du temps d'un monde qui lui-même n'a pas d'issue, sinon celle d'une plongée finale dans le néant. Le ton est à l'imprécation, dans une atmosphère apocalyptique où la ruine menace, certes en soi, mais aussi en dehors de soi. René Pons ne pardonne rien au mensonge, y compris le sien, face à la vie qui s'évertue à chaque instant à nous faire autre que nous sommes. On a pu lui prêter parfois une sorte de méchanceté, mais comment un écrivain pourrait-il être vraiment méchant avec une telle écriture, d'une grande limpidité ? Il s'agit bien plutôt d'une tendresse retournée, et s'il s'en prend à tous ces "sachants" et à tous ces hypocrites, comment pourrait-on lui donner tort, surtout en ces temps où cette faune règne sur toutes choses ? La langue jaillit des tréfonds et c'est aux entrailles qu'elle nous prend.
EXTRAITS :
Non, non ne vous arrêtez pas, ne corrigez pas ce que vous dicte la voix des Moires. Ne vous arrêtez pas, marchez, marchez à l'intérieur de votre oreille, marchez tous les sens fixés vers ces messages qui viennent d'en bas. Laissez derrière vous la voix coupante de ceux qui savent et qui assassinent le monde. Marchez au milieu des pierres en forme de cerveaux, le long des gorges serrées creusées par des millénaires de bêtise. Ne vous arrêtez pas, surtout ne vous arrêtez pas : poursuivez, imperturbable, votre exil.
Savoir finir, oui, savoir écouter le temps qu'il faut mais pas plus, puis, toutes affaires cessantes, marcher vers la conversation des arbres en attendant l'orage qui ne saurait tarder. Autrement dit, fuir, en restant dans l'ordinaire, en y suivant les sentiers invisibles qui s'ouvrent sans cesse dans sa géométrie vers des territoires que les autres ignorent : ces grottes humides de l'inquiétude au fond desquelles on espère trouver les restes d'une sagesse absolue.
Ce qu'il cherche : le silence des intervalles. Musique du rien sur les rives du bavardage. Écho d'une pensée qui se dissipe, d'une vapeur de rêve. Mutisme de la roche sans visage. Soudain la haine des vivants plus morts que des cadavres. Serrer ses tempes dans ses mains pour ne pas entendre le cri jaune de celui qui ne veut pas regarder la tentation du fleuve. S'enfuir du dédale où sévit l’œil atone.
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Alain Roussel
- "La Minute bleue de l'aube", d'Estelle Fenzy, a été publié par La part commune en avril 2019 (prix : 13€)
-"Grandeur nature", de Henri Droguet, a été publié par les éditions rehauts en juin 2020 (prix : 16€)
- "Dédale", de René Pons, a été publié par le Réalgar en juin 2020 (prix : 10€)