J'ai choisi d'écrire ici de courtes notes de lecture, dans l'esprit "internaute" qui incite plutôt à la promenade ou à l'errance parmi mille sollicitations de la "toile". J'aurai réussi mon pari si je parviens à fixer quelques instants le regard du lecteur sur des paysages singuliers de l'écriture, lui donnant ainsi le désir d'aller y voir de plus près, en lisant tel livre qui aura retenu son attention. En dehors de la grande édition qui n'a que trop tendance à publier des poètes déjà reconnus et qui joue aujourd'hui si rarement son rôle de découvreur, je me réjouis que la poésie continue de voyager parallèlement, grâce à des petits éditeurs de qualité qui n'hésitent pas parfois à prendre des risques.
Certes, Jean-Pierre Chambon, avec plus d'une trentaine de livres parus, est loin d'être un auteur inconnu, et je ne suis pas prêt d'oublier pour ma part "Le roi errant" qu'il a publié en 1995 chez Gallimard et dont voici un extrait :
Je regarde couler
le large fleuve,
nul point fixe
où poser mon regard :
comme la pensée,
l'eau passe et fuit,
sans attaches,
sans forme ni corps."
Quelques années auparavant, il avait écrit "Matières de coma", depuis longtemps épuisé et qui vient d'être réédité, sous une forme et un format dont je tiens à souligner l'élégance, par les éditions "Faï fioc". Ce nouvel éditeur a par ailleurs publié Michaël Glück, Pierre Dhainaut et Antoine Emaz, parmi d'autres poètes que j'apprécie. Le livre de Jean-Pierre Chambon nous invite à pénétrer dans la matière opaque de la chair, sa part cachée qui ne nous est pas accessible, sauf peut-être dans la souffrance. Il est significatif que Bernard Noël, à la parution de l'ouvrage, ait écrit une lumineuse approche intitulée "l'étreinte mentale" qui a été reprise en postface. Il y a en effet une analogie de thème entre l'écrit de Bernard Noël, "Extraits du corps", et "Matières de coma", mais avec une grande divergence de forme. L'écriture de Bernard Noël choisit la sobriété, celle de Chambon préfère une sorte de luxuriance : pour celui-ci le corps, ce qu'il nous cache, est un prétexte au foisonnement de l'imagination. "Plusieurs fils relient le plafond au sol, les étages et les étagères de l'os, font la navette d'une araignée cardiaque, d'une boulette hérissée de barbe, boule abdominale bouleversée qui se balance dans les hauteurs vacantes, entre les brindilles du poumon et les herbes très vertes de la bile", écrit-il.
Ouvert par effraction, l'espace clos de la chair enfouie vient exploser dans l'écriture dont Chambon explore en même temps les matières, avec ses nœuds inextricables, ses labyrinthes et ses lieux ardents où s'éveille je ne sais quelle "puissance du serpent", quelle "kundalinî" de la langue, cette flèche qui tient lieu d'orientation dans cette masse en fusion qui menace aussi, nous lecteurs, de nous absorber par les muqueuses.
L'œuvre de Lionel Bourg est irriguée par une sensibilité à fleur de peau qui se répand alentour, à vous donner le frisson. Elle vous prend au corps, parle directement à la sensibilité et vous entraîne irrésistiblement au fil des mots. Si vous envisagiez, en tant que lecteur, de prendre quelque distance, c'est raté. Vous êtes pris dans l'engrenage de son écriture et vous fulminez, vous vous révoltez avec lui, vous criez avec lui, vous partagez sa colère, son indignation, son désespoir, sa mélancolie, sa tendresse et avec lui voilà aussi que vous saluez la beauté. Même les aspects autobiographiques, ce qu'il révèle de ses souvenirs les plus personnels, dans son livre "L'Engendrement" par exemple, vous touchent au plus près, deviennent, par une sorte de magie empathique, les vôtres : vous n'êtes plus "spectateur" d'une œuvre ou d'une vie, mais vous en faites partie.
On connaît la passion de Lionel Bourg pour la peinture, notamment pour Paul Rebeyrolle auquel il a consacré un petit livre chaleureux : "L'œuvre de chair" (éditions Urdla) où, refusant le rôle du regardant, il se jette à pensée perdue, comme l'on dit du corps, dans la vie et les tableaux de ce peintre. C'est à un nouveau voyage dans l'univers pictural qu'il nous convie avec "Un nord en moi", le livre qu'il a publié aux éditions "le Réalgar" et dont je salue la belle réalisation esthétique avec les nombreuses reproductions qui l'accompagnent, tirées de l'œuvre du peintre Jérôme Delépine que je découvre pour la première fois.
En choisissant ce titre, "Un nord en moi", Lionel Bourg fait référence à André Breton qu'il cite d'ailleurs en exergue : "Sans doute y a-t-il trop de nord en moi pour que je sois jamais l'homme de la pleine adhésion. Ce nord, à mes yeux mêmes, comporte à la fois des fortifications naturelles de granit et de brume." Ainsi, d'emblée, c'est non seulement une direction que Lionel revendique mais un haut degré d'exigence, intellectuelle et sensible. Je dois dire que le pari est tenu. S'il nous introduit dans l'œuvre picturale de Delépine par une de ces petites portes intimes, voire autobiographiques, dont il a le secret, il nous entraîne aussi, par un vaste mouvement tournant, dans une superbe méditation sur la peinture, Poussin, Rustin, Hollan, Fromentin, pour n'en citer que quelques-uns, tout en appuyant son approche par des citations de grands écrivains qui se sont intéressés à la peinture, tels Chateaubriand, Breton, Valéry, Rilke, Élie Faure, et en menant son propre voyage à travers la poésie. Voici un court extrait de ce livre que je vous invite à lire : "Ne trichant pas et, d'un tableau à un autre, de gravures en gravures, forant la spirale de nacre où il ne se morfond ni ne se félicite de ruptures toujours hypothétiques, Jérôme broie des pigments, rince des pinceaux, affile ciseaux, stylets ou poinçons, montant et descendant avec persévérance l'escalier qui le tourmente. Il doit peindre. Gratter. Ne pas endiguer le fleuve mais consentir à ses remous, ses courants, les limons d'une toile se mariant aux rideaux de pluie comme aux visages, aux corps ou aux trouées phosphorescentes d'une deuxième, d'une vingtième..."
Certes, Jean-Pierre Chambon, avec plus d'une trentaine de livres parus, est loin d'être un auteur inconnu, et je ne suis pas prêt d'oublier pour ma part "Le roi errant" qu'il a publié en 1995 chez Gallimard et dont voici un extrait :
Je regarde couler
le large fleuve,
nul point fixe
où poser mon regard :
comme la pensée,
l'eau passe et fuit,
sans attaches,
sans forme ni corps."
Quelques années auparavant, il avait écrit "Matières de coma", depuis longtemps épuisé et qui vient d'être réédité, sous une forme et un format dont je tiens à souligner l'élégance, par les éditions "Faï fioc". Ce nouvel éditeur a par ailleurs publié Michaël Glück, Pierre Dhainaut et Antoine Emaz, parmi d'autres poètes que j'apprécie. Le livre de Jean-Pierre Chambon nous invite à pénétrer dans la matière opaque de la chair, sa part cachée qui ne nous est pas accessible, sauf peut-être dans la souffrance. Il est significatif que Bernard Noël, à la parution de l'ouvrage, ait écrit une lumineuse approche intitulée "l'étreinte mentale" qui a été reprise en postface. Il y a en effet une analogie de thème entre l'écrit de Bernard Noël, "Extraits du corps", et "Matières de coma", mais avec une grande divergence de forme. L'écriture de Bernard Noël choisit la sobriété, celle de Chambon préfère une sorte de luxuriance : pour celui-ci le corps, ce qu'il nous cache, est un prétexte au foisonnement de l'imagination. "Plusieurs fils relient le plafond au sol, les étages et les étagères de l'os, font la navette d'une araignée cardiaque, d'une boulette hérissée de barbe, boule abdominale bouleversée qui se balance dans les hauteurs vacantes, entre les brindilles du poumon et les herbes très vertes de la bile", écrit-il.
Ouvert par effraction, l'espace clos de la chair enfouie vient exploser dans l'écriture dont Chambon explore en même temps les matières, avec ses nœuds inextricables, ses labyrinthes et ses lieux ardents où s'éveille je ne sais quelle "puissance du serpent", quelle "kundalinî" de la langue, cette flèche qui tient lieu d'orientation dans cette masse en fusion qui menace aussi, nous lecteurs, de nous absorber par les muqueuses.
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L'œuvre de Lionel Bourg est irriguée par une sensibilité à fleur de peau qui se répand alentour, à vous donner le frisson. Elle vous prend au corps, parle directement à la sensibilité et vous entraîne irrésistiblement au fil des mots. Si vous envisagiez, en tant que lecteur, de prendre quelque distance, c'est raté. Vous êtes pris dans l'engrenage de son écriture et vous fulminez, vous vous révoltez avec lui, vous criez avec lui, vous partagez sa colère, son indignation, son désespoir, sa mélancolie, sa tendresse et avec lui voilà aussi que vous saluez la beauté. Même les aspects autobiographiques, ce qu'il révèle de ses souvenirs les plus personnels, dans son livre "L'Engendrement" par exemple, vous touchent au plus près, deviennent, par une sorte de magie empathique, les vôtres : vous n'êtes plus "spectateur" d'une œuvre ou d'une vie, mais vous en faites partie.
On connaît la passion de Lionel Bourg pour la peinture, notamment pour Paul Rebeyrolle auquel il a consacré un petit livre chaleureux : "L'œuvre de chair" (éditions Urdla) où, refusant le rôle du regardant, il se jette à pensée perdue, comme l'on dit du corps, dans la vie et les tableaux de ce peintre. C'est à un nouveau voyage dans l'univers pictural qu'il nous convie avec "Un nord en moi", le livre qu'il a publié aux éditions "le Réalgar" et dont je salue la belle réalisation esthétique avec les nombreuses reproductions qui l'accompagnent, tirées de l'œuvre du peintre Jérôme Delépine que je découvre pour la première fois.
En choisissant ce titre, "Un nord en moi", Lionel Bourg fait référence à André Breton qu'il cite d'ailleurs en exergue : "Sans doute y a-t-il trop de nord en moi pour que je sois jamais l'homme de la pleine adhésion. Ce nord, à mes yeux mêmes, comporte à la fois des fortifications naturelles de granit et de brume." Ainsi, d'emblée, c'est non seulement une direction que Lionel revendique mais un haut degré d'exigence, intellectuelle et sensible. Je dois dire que le pari est tenu. S'il nous introduit dans l'œuvre picturale de Delépine par une de ces petites portes intimes, voire autobiographiques, dont il a le secret, il nous entraîne aussi, par un vaste mouvement tournant, dans une superbe méditation sur la peinture, Poussin, Rustin, Hollan, Fromentin, pour n'en citer que quelques-uns, tout en appuyant son approche par des citations de grands écrivains qui se sont intéressés à la peinture, tels Chateaubriand, Breton, Valéry, Rilke, Élie Faure, et en menant son propre voyage à travers la poésie. Voici un court extrait de ce livre que je vous invite à lire : "Ne trichant pas et, d'un tableau à un autre, de gravures en gravures, forant la spirale de nacre où il ne se morfond ni ne se félicite de ruptures toujours hypothétiques, Jérôme broie des pigments, rince des pinceaux, affile ciseaux, stylets ou poinçons, montant et descendant avec persévérance l'escalier qui le tourmente. Il doit peindre. Gratter. Ne pas endiguer le fleuve mais consentir à ses remous, ses courants, les limons d'une toile se mariant aux rideaux de pluie comme aux visages, aux corps ou aux trouées phosphorescentes d'une deuxième, d'une vingtième..."
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Une certaine poésie traque la rhétorique, la dialectique, la logique, les poussant dans leurs retranchements jusqu'à ce qu'elles révèlent, face à leur objet, une sorte de métaphysique de l'insaisissable, de l'innommable. C'était le cas de Roberto Juarroz avec sa "Poésie verticale" et d'Antonio Porchia qui, dans "Voix", s'attaquait plus précisément au syllogisme. À la fin du XIXe siècle, dans "Les Chants de Maldoror", Lautréamont avait lui aussi mis à mal l'ordre établi du discours par une utilisation extrême, outrancière, des figures de style, allant jusqu'au dérisoire et l'absurde, comme si, pressentant qu'il allait mourir à vingt-quatre ans, il voulait entraîner le monde entier dans un immense éclat de rire.
La quête poétique de Laurent Albarracin n'est pas sans analogie avec cette approche. Mais s'il mise sur la tautologie comme révélateur du secret des choses par une sorte de bégaiement du sens dans le langage, il renouvelle aussi la métaphore :
"La clef fait un claquement dans la porte
un bruit de langue et de clarté sur le palais
de talon partout dans le corps
un coup de feu et comme d'eau
une levée de la porte, un enlèvement du monde"
écrit-il dans "Le Secret secret", publié chez Flammarion et sur lequel j'ai écrit une note de lecture sur le blog de Pierre Kobel, "La pierre et le sel".
Mais Albarracin est aussi éditeur. Il publie dans "Le Cadran ligné" des auteurs singuliers, tels Boris Wolowiec (ceux que cela intéresse pourront lire ma note de lecture sur le blog du "Salon littéraire") ou, plus récemment, Ana Tot, avec son livre : "méca".
D'origine uruguayenne, celle-ci y explore avec ironie et humour les poncifs de notre langue que nous n'avons que trop tendance à employer à "tout bout de champ", comme je le fais moi-même avec cette expression étrange. Mais le mieux pour se faire une idée plus précise est d'en citer un extrait :
"il faut tenir le coup. Il faut savoir tenir le coup. Il faut savoir si ça vaut la peine de tenir le coup. Il faut savoir pourquoi on tient le coup. Sinon autant lâcher la prise. Si ça ne le vaut pas ça ne sert à rien de tenir le coup. Il faut savoir ce que signifie lâcher. Autant dire tenir la prise. Il faut mieux dans tous les cas, quitte à lâcher, lâcher le coup au plus tôt. Ou alors tenir la prise jusqu'au bout. Jusqu'où tenir ? Est-ce que le bout c'est quand on peut enfin lâcher la prise. Ou simplement quand on la lâche..."
Cela fonctionne. On est surpris, parfois désarçonné, on se surprend à être désarçonné. Alors on sourit, on est désarçonné à force de sourire. Mais qu'y a-t-il dessous ce sourire qui est déjà sous le rire? Ana Tot nous invite à une interrogation sans fin (mais que veut dire sans fin?) de ces mots qui nous viennent automatiquement à la bouche quand on parle, toutes ces tournures et tous ces préjugés dont, dans notre langue, nous sommes les héritiers.
D'origine uruguayenne, celle-ci y explore avec ironie et humour les poncifs de notre langue que nous n'avons que trop tendance à employer à "tout bout de champ", comme je le fais moi-même avec cette expression étrange. Mais le mieux pour se faire une idée plus précise est d'en citer un extrait :
"il faut tenir le coup. Il faut savoir tenir le coup. Il faut savoir si ça vaut la peine de tenir le coup. Il faut savoir pourquoi on tient le coup. Sinon autant lâcher la prise. Si ça ne le vaut pas ça ne sert à rien de tenir le coup. Il faut savoir ce que signifie lâcher. Autant dire tenir la prise. Il faut mieux dans tous les cas, quitte à lâcher, lâcher le coup au plus tôt. Ou alors tenir la prise jusqu'au bout. Jusqu'où tenir ? Est-ce que le bout c'est quand on peut enfin lâcher la prise. Ou simplement quand on la lâche..."
Cela fonctionne. On est surpris, parfois désarçonné, on se surprend à être désarçonné. Alors on sourit, on est désarçonné à force de sourire. Mais qu'y a-t-il dessous ce sourire qui est déjà sous le rire? Ana Tot nous invite à une interrogation sans fin (mais que veut dire sans fin?) de ces mots qui nous viennent automatiquement à la bouche quand on parle, toutes ces tournures et tous ces préjugés dont, dans notre langue, nous sommes les héritiers.
Alain Roussel
- Jean-Pierre Chambon a publié "Matières de coma" aux éditions "Faï fioc"
http://editions-faifioc.fr/
http://editions-faifioc.fr/
- Ana Tot a publié "méca" aux éditions "Le Cadran ligné"
Merci à toi Alain d'avoir ouvert ce blog pour nous faire partager tes lectures.
RépondreSupprimer(denis heudré)