dimanche 24 janvier 2021

Journal de lecture : Zéno Bianu/Yves Buin : "Santana de toutes les étoiles"

 





Il arrive souvent, lors de lectures publiques, que la musique accompagne la poésie ou qu'elle en occupe les intervalles, sans jeu de mots. Mais que la poésie prenne son essor à partir de la musique, voilà qui est rare. C'est pourtant le pari qu'ont relevé avec bonheur Zéno Bianu et Yves Buin dans "Santana de toutes les étoiles", en un duo poétique tourbillonnant autour du concert de Carlos Santana à la House of Blues de Las Vegas en mars 2016. Outre leur complicité de longue date et une commune ouverture à l'Orient, dont Santana est également imprégné, ces deux poètes ont une grande expérience du "collectif". Ceux qui ont suffisamment d'espace temporel derrière eux, pour dire élégamment qu'on vieillit, se rappelleront ces événements qui ont secoué le monde culturel au début des années 70 : le "Manifeste électrique aux paupières de jupes" pour Zéno Bianu (avec Bulteau, Messagier et quelques autres) et "De la déception pure, manifeste froid" pour Yves Buin (en collaboration avec Bailly, Sautreau et Velter). Unifiés par la musique – il serait très difficile d'identifier l'apport de l'un et de l'autre si la ponctuation, à mon sens, ne venait pas secrètement apposer sa signature –, ces poèmes s'élèvent joyeusement dans la lumière en une sorte d'extase éblouie, à la fois physique et spirituelle, qui nous entraîne avec elle au-delà des mots, derrière les apparences.

Pour ma part, j'ai d'abord regardé la vidéo puis, la repassant en sourdine, je me suis laissé emporter par la lecture vers les confins, ces nuits étoilées de la poésie comme on en connaît rarement aujourd'hui. Toute paraphrase étant inutile, je préfère en livrer des extraits :



Le souffle et la lumière
encore et toujours
je compte mes pas
vers le vertige culminant 
j'avance
j'entends crépiter de grandes abeilles rouges
sur les cheveux des anges

La note bleue ne ment pas
elle s'alanguit comme un dieu en exil
la note bleue est une torsion du ciel

Musique antérieure de l'origine océane
beauté des voix ludiques et joyeuses
qui se retrouvent dans le non-temps de la vie
où surgissent les puissances
des fragments continentaux, des embardées savantes,
et le rythme soudain maître de tout ce qui vit
et prétend à la trace sublime sur le chemin
du cœur aimant.

L'instrument sur la piste d'un rêve éperdu
la marque de l'harmonie primitive
en une longue phrase inachevée
qui appelle aux amours.
La musique sait tout ça.

Plus vive que la lumière
dans toutes les directions
l'immensité
tend ses propres cordes
la musique est un plasma de feu
le vent écoute
chuchoter les trous noirs

L'avancée des Atlantiques et les îles de l'espérance
accueillant les barbares, les ancêtres du feu,
les hordes transcendées
dansant sur les rivages.
Résurrection.

Cette rumeur qui emporte tout
disparaissant réapparaissant
jusqu'à toucher la vraie vie
l'intensité du fragile
le signe universel de la poésie
la jouissance bleue de l'âme

Le peuple des oiseaux a migré. S'ouvre la porte mémorable
se rejoignent les assemblées du monde
à l'écoute du son ultime.

  .......................................................

                                                                                            Alain Roussel  

- "Santana de toutes les étoiles", de Zéno Bianu et Yves Buin, a été publié aux éditions du Castor Astral (90 pages, 12€).                                                        



mardi 19 janvier 2021

Journal de lecture : Étienne Ruhaud, Bernard Ascal, Louis Scutenaire

 


C'est dans une sorte de réalisme fantastique que nous entraîne Étienne Ruhaud dans son livre, "Animaux". On croit d'abord à un court traité de zoologie, très précis dans ses descriptions. puis on se dit que ces animaux sont tout de même étranges. Il n'est pas donné tous les jours de rencontrer des bégons, des bôlces, des braïns ou des caloplans. Et l'on comprend soudain que Ruhaud est l'inventeur particulièrement créatif d'animaux imaginaires, souvent atteints de gigantisme. Mais il peut lui arriver d'évoquer des animaux existants, tels le bourdon, l'escargot de Bourgogne ou le crabe tourteau auxquels il prête une taille préhistorique et des mœurs déroutantes. Avec humour, dont on devinera qu'il est de préférence de couleur noire, il nous invite à pénétrer dans un monde inquiétant où toutes les extravagances, comme on les aime, sont permises. Prenez les kraps : "Leur corps marron et pustuleux forme une boule. Seul le haut dépasse. Deux yeux rouges et une gueule plissée en une moue permanente, d'où sort parfois une langue en forme de laisse pour gober ce qui passe, ce qui nage ou ce qui vole : rongeurs, poissons, grenouilles, libellules et petits oiseaux. Toutes bestioles avalées dans un gargouillement."

Si ces horrifiques créatures, qui apportent la preuve formelle que le Diable existe, sont souvent menaçantes, il appartient pourtant à l'homme d'en tirer quelques bénéfices. Ainsi du bourdon, dont "le corps mesure environ un mètre cinquante : "Sanglé, sellé, l'animal fait la joie des enfants qui le montent, pour des promenades aériennes autour des volcans, par-dessus l'onde. Des circuits permettent aux jeunes touristes d'explorer les îles à dos de bourdon, des bouchons dans les oreilles et un casque sur la tête, par mesure de sécurité…" On pense au Michaux de "Mes propriétés", avec je ne sais quoi dans le style de Lautréamont.


EXTRAIT :

LES BOURGOGNES


Énormes escargots tachetés, ocres.
Inodore, leur bave argentée s'étale dans la forêt, le long des chemins, et colle aux chaussures, aux pattes des bestiaux.
Ils consomment des champs entiers. Les paysans élèvent donc des murs, disposent du grillage, usent de poudre, ou les tuent, parfois d'une balle entre les cornes.
Non comestible, leur chair visqueuse et grise sert d'engrais. Vidée, nettoyée, coincée entre les pierres, leur coquille, elle, sert de niche, ou d'abri pour les bergers.


...








Le monde dans lequel nous vivons est atteint de démence, chacun en conviendra aisément. Cette maladie-là est difficilement soignable et elle se répand d'une manière exponentielle par l'intermédiaire des médias et surtout des réseaux sociaux. Si l'on pouvait croire encore au siècle dernier, à la suite de Hegel, que le "faux est un moment du vrai", ce n'est plus possible aujourd'hui. Il faut se rendre à l'évidence : le faux est un moment du faux. Les technologies les plus sophistiquées qui étaient censées nous soulager des contraintes administratives et de bien d'autres maux peuvent s'avérer périlleuses et nous entraînent souvent dans des labyrinthes inextricables où il n'y a même pas une "Ariane" pour nous montrer le chemin. Dans ces systèmes, personne ne parle à personne : un haut sommet de l'aliénation sans visage.
Dans "L'amateur de billes", Bernard Ascal, qui est par ailleurs peintre et chanteur – il interprète notamment de grands poètes tels que Césaire, Senghor, Soupault, et compose des chansons, comme celles parues récemment en CD du "Gai Désastre" –, pousse les aberrations de la société jusqu'à ses extrêmes conséquences, du moins dans l'imaginaire dont on se surprend à penser que cela pourrait, presque, être la réalité de demain. Le préfacier, qui n'est autre que Claude Louis-Combet, n'a pas manqué de souligner le caractère hilarant et grinçant de ces nouvelles, Comme il se doit dans ce monde aseptisé, les personnages sont des solitaires, confrontés à des situations extravagantes que je ne souhaite à personne. Voilà un jardinier qui vaque à son occupation favorite quand, soudain, une jambe et un bras lui sont enlevés, coupés net, une sorte de contribution corporelle à la troisième guerre mondiale en pleine effervescence. Ou encore un "agité" qui ne s'intéresse qu'à son tronc qu'il muscle, bizarrement, en prévision de son suicide. Et que penseriez-vous d'un individu qui se serait vendu "en viager" ? La nouvelle "L'amateur de billes" qui donne son titre à l'ensemble nous fait pénétrer dans l'univers secret d'un collectionneur de ces "petites sphères colorées" ou mieux encore celles en terre cuite. Son nom : Amédée Boulette ! Je n'en dirai pas plus. Mais en voici un extrait :

"Chaque fois que les conditions météorologiques le permettent, je pars en chasse. Je poursuis notamment des investigations systématiques dans les bacs à sable des jardins publics de la ville. J'attends la tombée du jour, le départ des bambins et des nounous puis celui des gardiens après la fermeture des grilles. J'enjambe prestement la clôture et gratte frénétiquement jusqu'à la nuit noire avec un piolet dans l'espoir de trouver quelque égarée. Je suis équipé d'une lampe frontale – dont je n'use qu'avec la plus extrême prudence afin de me pas attirer l'attention – pour contrôler la nature de chaque noyau dur qui se présente sous mes doigts. Il m'arrive fréquemment et cela est une grande mortification, de saisir à pleines mains, dans la semi-obscurité, des déjections de chat ou de chien recouvertes d'une fine pellicule de sable..."


...



Louis Scutenaire
(source Wikipédia)




Et puisqu'il s'agit ici d'humour, terminons par quelques aphorismes de Louis Scutenaire ce grand poète du surréalisme belge qui se disait "ni poète, ni surréaliste, ni Belge", mais affirmait haut et fort qu'il était Scutenaire. Ils sont extraits de "Mes inscriptions" (1945-1965) :

Des penseurs qui se grattent la tête on dit qu'ils se la creusent.

Je résous maintes questions en ne me les posant pas.

Bien sûr qu'il est parfois de grands signes dans le ciel : les nuages.

La cause ne justifie pas les effets.

L'homme tient pour intelligence l'usure de ses facultés d'indignation.

Je m'étonne toujours de la facilité avec laquelle on se met à employer l'imparfait à propos d'un ami que l'on vient de perdre.

Une chemise âgée de cinq ans.

Il y a des gens dont je pense tant de mal qu'il est inutile que j'en dise.

La Liberté, ce n'est pas la mienne.

Le réel n'a pas de contraire.

L'homme a passé du règne de l'absurde au règne de l'absurdité.

Bien plus qu'un raté, je suis un rateur.

Je me suis retiré dans ma peau d'ivoire.

Je suis un grand séduit.

Regarde cet homme important qui court sous un manteau en poils de coq.

Quelle résignation chez l'optimiste !

Je commence toujours par désespérer pour m'apercevoir ensuite que j'ai eu bien raison.

Je peux voir la vérité en farce.    

La raison est une béquille qui se prend pour une jambe.

Si un chien aboie après toi, est-ce que tu te mets à aboyer après lui ?

Il arrive que ce soient les oreilles qui ont des murs.



...

                    
                                                                   Alain Roussel


...................................................

- "Animaux", d'Étienne Ruhaud, a été publié par les éditions unicité (2020)

- "L'amateur de billes", de Bernard Ascal, a été publié par les éditions Rhubarbe (2020)

- "Mes inscriptions" (1945-1965) a été publié par les éditions Allia (1984)