jeudi 21 novembre 2019

Lettre ouverte à René Pons, en réponse à sa "Lettre ouverte au poète Han shan qui vivait au VIème ou VIIème siècle de notre ère".


Cher René Pons,


Je viens de lire votre "Lettre ouverte au poète Han shan qui vivait au VIème ou VIIème siècle de notre ère". Je ne suis pas étonné que vous ayez choisi comme destinataire cette figure presque légendaire et inclassable que tantôt l'on rattache au taoïsme, tantôt au bouddhisme tch'an. La solitude intérieure rapproche. Vous ne vivez pas dans une caverne, mais vous aussi vous êtes seul, au milieu de la foule et ailleurs. Comme Han shan, vous avez le goût de la trace discrète et, de votre vie, l'on sait peu de choses. À sa façon, j'ai l'intuition que vous auriez aimé écrire sur les rochers, les arbres ou les murs. Vous ne l'avez pas fait. Mais heureusement que vous avez écrit tous ces livres où vous avez déployé un regard sans concession sur le monde et sur vous-même ! Qu'est-ce que je fais là, cette question vous semblez vous la poser sans cesse, et Han shan se la pose avec vous, et nous aussi. N'est-ce pas la grande énigme de toute vie ? La mort a toujours été votre hantise, surtout celle qui est à l'oeuvre dans l'existence même, regardant le monde et les hommes "derrière ses lunettes noires". Comment résister à cette déchéance qui ronge inexorablement nos sociétés ? Vous n'êtes pas homme à danser dans le désastre. Pas joueur ! Vous avez trop le sens du "profond sérieux de toutes choses, y compris le plaisir et la joie", pour faire semblant. Votre défense, ce sont l'ironie et le sarcasme, mais avec une sorte de gravité. On croit que vous détestez le monde entier. Certains vous prêtent même une méchanceté. On vous connaît si mal ! Toute votre écriture, par son style, montre que vous avez au contraire une haute idée de l'homme, malheureusement mise à mal par la réalité sordide qui lui est faite. 
Vous partagez avec Han shan la même complicité avec la nature. Dans votre lettre, vous lui écrivez : "Tu t'asseyais devant la grotte où tu avais choisi de vivre, dans cette position qui porte le nom d'une fleur, au pied de la falaise, et immobile, sans penser, tu écoutais les oiseaux qu'accompagnait le murmure d'un torrent dans le fond d'une gorge, tu regardais pousser les feuilles après l'hiver, tu les voyais se rider en été sous l'effet de la sécheresse, puis se diaprer de multiples couleurs et enfin tomber à l'automne, formant un court moment, avant que ne vienne la pluie ou les premières neiges, ce tapis bruissant dans lequel tu poussais tes vieilles sandales de paille..."
Et vous écrivant cette lettre, je regarde par ma fenêtre : les dernières feuilles accrochées aux arbres attendent patiemment le passage du vent.

                                                                   Alain Roussel

René Pons : Lettre ouverte au poète Han Shan qui vivait au VIème ou VIIème siècle de notre ère (éditions le Réalgar, 4,50€)


dimanche 13 octobre 2019

Journal de lecture : Claude-Lucien Cauët

Et si l'on parlait d'amour ? Une certaine poésie d'aujourd'hui a déserté ces territoires de braise. Peur de s'y brûler ? Il y va d'un certain climat de la passion qui exige une grande liberté de langage: ne pas avoir peur des mots, se mettre à nu et oser.  C'est ce que tente Claude-Lucien Cauët dans son livre : La Fiancée vespérale. Comme son titre l'indique, cette fiancée vient sur le soir pour embraser les crépuscules et faire table rase du passé. Il y a dans son long poème une alchimie intime entre deux êtres, corps et pensée : "la fusion à brasier de nos solitudes", écrit-il. Ces deux-là sont unis par un pacte. Leur amour est une magie pour conjurer "l'effroi" du réel et reculer les limites, toutes les limites. L'amoureux a tous les pouvoirs et règne par l'imagination. Le monde n'a qu'à bien se tenir. Par l'exaltation de sa langue – "un bouquet de vocabulaire jaillit du contact de nos peaux" –, Cauët érotise l'univers entier qu'il relie au corps de la femme aimée. Et c'est comme une danse, celle d'Éros et de Thanatos, au milieu des désastres d'un millénaire déjà agonisant, à peine commencé. La vie réinventée par l'amour, c'est ainsi que je ressens ce livre. 
Claude-Lucien Cauët l'a publié par ses propres moyens, le vouant ainsi à une circulation très, trop secrète. Un éditeur ?







Frontispice d'Alice Massénat




EXTRAITS :

à la ridelle de nos vents j'accroche des
     flammes sculptées à même la chair
nous serons marqués au front d'une étoile si
     lointaine que son acmé ne pourra atteindre
     nos pénates d'argile
la valse hoquette tandis que l'œil tourne au 
     piquet
et nous basculons longuement dans un océan
     de plumes où les voluptés s'éternisent

À la minute alanguie sur le marbre de la
     chaussée
au souffle qui irise le lac
nos mains de gentiane s'enveloppent d'un
     parfum de bois et de mousse
marche nuptiale à la mode parsemée de rires 
     dans nos mandibules déhanchées
les canards se moquent
les musiciens s'accordent
nous cherchons l'égarement des contes
     enfantins

...

je te montre les chaînes brisées du voleur de
     feu
la pierre à fusil déjà en fleurs
le renard scalpé par les ongles de l'hydre
le diamant serti dans l'ombre d'une châtaigne
il suffit que je te prenne par la main pour que
     s'éveillent les génies de la taïga qui
     exaucent tous les vœux...

...

la syncope congrue balaye le défilé
je t'emmène à la dérive des océans
là où la roche grimpe aux rideaux des nues
je veux te montrer sur la falaise en débris les
     restes du festin des rois
et si tu flanches aux passages scabreux je
     saurai te tirer à la sourde faille
viens ma recluse d'antan pour une nouvelle
     année
viens te coller à mon rocher de nerfs par ta
     coquille tendre
incruste ta chair en marquant la mienne aux fers
je t'attends dans mon sampan au coin du
     suroît déjà
viens te dissoudre et m'inonder de feu

...

Né sur la cinquième corde de l'alphabet j'ai
     ruiné les sauts de l'ange
naguère ma brassée était vide et mon cœur en
     attente de poignard
d'un baiser d'encre tu m'as tiré du grabat
j'ai les yeux frottés de ta gouaille

le monde que nous habitons est à l'aplomb
     haut
créé par la déchirure de la passion
nous y brûlons nos vies franches de terreur

j'ai déterré pour toi les vases de parfum
     laissés par la pluie dans sa fuite au cordeau
une odeur de palissandre te revêt de sa cape
     et te vante à tue-tête
d'autant que dessous tu ne portes que la
     cadence de ma main

...

je t'aime à l'aventure qui se raconte dans les
     ports
à l'incendie des palmes pour les sueurs d'avril
au gréement des épaves reprises par la marée
je t'aime à l'aune des meurtres au sang jailli
dans les bouges parce que très en verve
aux escaliers de terre farcis de pierres
     philosophales
je t'aime à l'émeute qui renverse les statues
au torrent furieux noyant des troupeaux de
     buffles
à la digue cédant au mascaret pétri de lune
je t'aime à la lave du volcan qui éjacule au ciel
     son sperme de cristal
par un ébranlement des villes toutes en
     lumières
à l'éclipse qui amuït la faune des savanes
je t'aime au feu de tes prunelles en ravage de
     printemps

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                                                 Alain Roussel

Claude-Lucien Cauët : La Fiancée vespérale (aPa, 80 pages)







lundi 7 octobre 2019

Journal de lecture : Mary-Laure Zoss

Comment parler de la poésie autrement que par la poésie ? Il y a comme une indécence à gloser plus qu'il ne faut, surtout si le recueil est court et se suffit à lui-même. C'est le cas de Á force d'en découdre, de Mary-Laure Zoss, publié aux éditions le Réalgar. 
Dans ces proses à forte intensité poétique, dans une "langue brûlée", elle nous crie son "effroi" d'être au monde, cernée par tous ces murs, dedans dehors, "la vie fracturée de partout", et avec en plus l'impression d'être née "l'âme bossue". Elle a mal à son réel, Mary-Laure Zoss. Pourtant, des rêves l'embarquent. La vie est à réécrire et il reste un peu de lumière dans les murs qu'il faut aller patiemment extraire. Et de toute façon les mots sont là pour en découdre et "faire contrepoids, redresser autant qu'il se peut la voussure". 




Extraits :

un jour sur deux, tout au moins, on a le cœur tiré hors, d'un coup la douleur nous envoie par le fond, on attend là, dégrisés, béants sous les hautes fenêtres ; fagotés à la diable, on a passé jupes et tricots feutrés, pantalons trop courts, on se récrie contre la lumière arrêtée dans les murs, dans le plafonnier couleur de nicotine, nos corps ne sont plus qu'étuis à brouillard, papier bible autour d'un froid ; à occuper l'intérieur, on s'éprouve si peu habiles, comme à l'emplir de quoi, songeant creux ; d'un rembourrage de sciure ou de l'attirail des rêves, comment s'y prendre pour la combler, cette misère anfractueuse, si seulement, oui si seulement on pouvait s'y instruire
.......

quand nos contrées sont du nord, de lierre, de limons jaunâtres ; par les vieilles bornes on se carapate, qui croulent dans les talus, par les débris de ciel envasés sous la ronce, vers les hêtres on tire sur la droite, on feinte, voyez-vous ; les trois quarts du temps pour s'extraire, il faut manœuvrer, conjurer comme on peut l'enlisement, tel est notre lot, d'avoir à se tirer sans répit de terres éventrées, on prend la tangente là où les pluies ravinent les fûts tombés, leurs fractures esquilleuses, on ne laisse pas d'aller plus loin, de se dépêtrer des fanges ; jusqu'au déploiement, au-delà du contour, de l'étendue sans nuages

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                                                             Alain Roussel



Mary-Laure Zoss : À force d'en découdre, aux éditions le Réalgar (50 pages,10€)

samedi 2 février 2019

Journal de lecture : René Pons


réf. Montpellier Méditerranée Métropole
S'il a publié une trentaine de livres chez différents éditeurs, dont Gallimard et Actes Sud, René Pons est un écrivain discret, loin des "flonflons de la fanfare". Il n'occupe pas les scènes médiatiques ou culturelles, "tant de discours, tant d'enflures". Qu'irait-il y faire ? La poésie est ailleurs et il le sait. Aucun de ses livres, souvent assez courts, ne peut laisser indifférent tout lecteur qui attend des mots autre chose qu'un divertissement. Un ouvrage qui laisse le lecteur en l'état où il l'a trouvé et dont on devine qu'il n'a pas modifié en quoi que ce soit son auteur, est un ouvrage inutile", écrivait naguère Maurice Nadeau. Aussi ne peut-on que se réjouir de la publication par les éditions le Réalgar, dans la collection l'Orpiment, dirigée par Lionel bourg, de ce nouveau livre de Pons : Gravats, avec des dessins de Jacquie Barral.
Ça part d'un rêve, "une ville bombardée ou détruite par un tremblement de terre" et où l'auteur marche, marche sur les gravats, ne sachant ni d'où il vient ni où il va, cherchant seulement un peu d'air pour respirer. Et au réveil la même sensation d'étouffement l'assaille, l'impression d'être plaqué contre un mur. Pour quelle exécution sommaire ? L'exécuteur, il se précise au fil des pages, entre réalité et cauchemar : c'est la mort, la mort drapée dans ses oripeaux, le vieillissement et la maladie. Pons l'observe dans ses agissements machiavéliques et sournois, sur lui-même comme sur la société qu'elle gangrène peu à peu, inexorablement. Il y a, chez cet "ascète du malaise", une lucidité sans concession, désespérée, sur les fins dernières de l'homme et du monde. Parfois, des moments de bonheur affleurent dans le présent, jaillissant de la mémoire, mais celle-ci "n'est qu'un rêve qui s'efface comme s'effacent les rêves". Il n'y a donc pas d'espoir ? Non, mon ami, il n'y a pas d'espoir. Face à la déchéance, il reste le soupçon, puis la dérision et le rire, un rire grinçant de vieille clé rouillée.
Curieusement pourtant, on sort réconfortés de la lecture de Gravats. Cela tient à la sombre beauté de l'écriture de René Pons, cette capacité de résistance, de dresser les mots en barricades contre l'imbécillité et la décrépitude. Chaque phrase sonne juste. Elle est peut-être le résultat d'un combat constant contre l'aphasie, mais elle est là, elle nous parle au plus profond et résonne. Et l'on se dit : ce qui est à l'oeuvre dans cette écriture-là, ce n'est pas la mort, mais la vie.





Extraits (mais il faudrait citer le livre entier) :

Ne plus lire. Brûler tous les livres. Regarder pendant des heures les étagères vides de la bibliothèque et attendre, attendre en oubliant les bruits du monde. Mais attendre qui ou quoi ? Attendre le surgissement de mots, de phrases, lavés de toutes salissures venues d'autrui. Rêve absurde qui dure le temps d'un éclair : nous sommes irrémédiablement enduits d'une boue mentale malaxée par les siècles ; et parfois, dans une subite appétence de pureté, nous rêvons de nous réveiller aussi nu qu'Adam avant qu'il n'eût mordu le fruit de la connaissance, avant que ne fût amorcée la catastrophe qui bientôt scellera notre fin.

Chaque jour, sans illusions, je bâtis mon monument de poussière. Chaque jour, comme une sentinelle, je me mets à l'écoute après avoir marché dans le silence du matin. Je laisse venir à moi des fragments de phrases qui volent. Je ne réfléchis pas mais, retourné sur moi-même, comme un gant que l'on vient de quitter, je guette des sens cachés que j'amalgame à l'aide de ma salive. C'est la voix du secret que je cache aux autres. La tentative, un instant, de me libérer de la loi. Du regard de ceux qui ne me voient jamais comme je suis, mais comme ils veulent que je sois. La tentative d'entendre enfin ma véritable voix si fragile, ce monument de poussière que je bâtis, sans illusions, chaque jour, et qu'un vent prochain réduira à néant.

Je ne vais nulle part. Depuis longtemps ma boussole est cassée. Je marche à l'aventure à travers un désert ; et au fur et à mesure que j'avance, j'accepte de devenir un autre et de laisser derrière moi le personnage que je jouais. Je ne joue plus aucun personnage. Comme dit la chanson populaire, avec son émotion simple et bouleversante : je suis comme je suis. Ici, plus que jamais, je suis seul dans le douloureux bonheur de l'absence au monde. Fantôme de moi-même que j'héberge dans le tréfonds. Je suis seul au milieu des uns et des autres, dans le secret de ma vérité, et les mots qui se tracent, plus que je ne les trace, sont l'empreinte d'une fuite silencieuse que certains peut-être sauront déchiffrer.

Rire au pied du trône, comme un bouffon, en regardant le roi dans les yeux. L'imbécile roi comprendra-t-il ce que signifie ce hennissement de bonheur ? Que nenni : il y a longtemps qu'il ne voit plus dans la profondeur des miroirs. Le mot ridicule n'a plus de prise sur lui, et comment comprendrait-il que le rire est le dernier territoire de liberté de ceux qu'il écrase de sa bêtise ? Il ne peut pas comprendre, il ne comprendra jamais, et il continue, content de lui et de ses maîtresses, à épingler de grotesques dorures sur la poitrine des crétins qui lui servent de piédestal. Entend-t-il seulement le sifflement de bêtise s'échappant de tous ces méritants caoutchoutés dont il vient de percer la baudruche ?


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                                                       Alain Roussel


René Pons : Gravats, avec des dessins de Jacquie Barral, aux éditions le Réalgar (96 pages,15€)












mardi 22 janvier 2019

Journal de lecture : Anne-Marie Beeckman, Diane de Bournazel




Avec L'amante érectile, livre publié par les éditions Pierre Mainard, Anne-Marie Beeckman nous invite à entrer et nous guide dans une grotte inconnue de l'imaginaire où Diane de Bournazel exerce une sorte d'art pariétal moderne tout aussi mystérieux que celui que pratiquaient nos ancêtres. C'est à partir de ces dessins dont elle reprend le bestiaire, mais très librement, que Beeckman organise son propre rituel poétique, à forte connotation érotique. Le monde végétal et surtout animal est mis à contribution pour cette célébration d'un climat ardent, désir, plaisir et volupté, avec cette élégance verbale, qui porte haut la métaphore, sous les accents pourtant les plus crus. Tout autre commentaire est inutile. Lisez plutôt :

Ce territoire à ma façon du bourdon aux lèvres des roses.
Brise du mot, dansée par le quadrille des abeilles.
Nom chuchoté du lièvre
quand d'icelui s'apprête l'huis.
Nom secret sur les doigts des rainettes.
Pluie de lunules par effraction.
Vaste champ dévasté de ma paume.
Si je t'accepte, je m'ouvre au vent.

Au sanglier agenouillé je peux servir de cimetière.
Dans l'enclos de mon corps livré aux fins dernières, 
les bêtes apaisées rafraîchissent leur groin.




Je voudrais des bois de cerf
sur un cimier que j'aurais.
Le cuir me serait peau,
je danserais dans la clairière.
Ou bien la hampe sur le long cou des biches,
ou bien le feu follet à l'orée du malheur.
Le sinople, gorge de capucin.

Comment fuir la dépouille humaine ?
Comment marcher sur mes os ?
Rompre les lacs qui m'ensorcellent ?
Une grue couronnée survole la sentine.
Demain, demain, et son sabot élégant sur l'aventurine.



Mon cerveau reptilien est creusé de grottes,
mais dehors, la sélaginelle fleurit.
Il y a un troupeau à l'avers de mes ailes,
naseaux et groins hument le fleuve.
Le sang tressaille.
Le gnou n'est pas le gnon.
Des frissons parcourent l'échine
sous les dents de l'arbouse aigrelette.
La belette plonge son nez dans le plongeon.

Sur la glaise,
des doigts agiles font fi de mes droits.
Le cosmos est cette fleur qui n'attend pas l'été.
Il s'enflamme.


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                                               Alain Roussel


Anne-Marie Beeckman/L'amante érectile, poèmes sur des dessins de Diane de Bournazel/éditions Pierre Mainard (60 pages, 22€)






lundi 21 janvier 2019

Journal de lecture : Les coleman, "Brève histoire de l'igloo africain"








C'est un grand plaisir que nous offrent les éditions Le Grand Tamanoir avec la publication de Brève histoire de l'igloo africain de Les Coleman, présenté et traduit par Michel Remy. Cet auteur des plus singuliers est peu connu en France. Comme nous le précise le traducteur dans son introduction, il est l'un des continuateurs du surréalisme en Angleterre. Son tempérament le porte tout naturellement vers l'humour, dans son écriture et ses dessins comme dans sa vie. C'est chez lui une disposition radicale de l'esprit, avec ce qu'elle implique de mise à sac de tous les concepts, des idées toutes faites, des préjugés de toutes sortes, des certitudes. Et comme il n'est pas Anglais pour rien, il pousse souvent l'humour dans ses retranchements logiques jusqu'au nonsense. Les aphorismes dont il nous crible dans ce livre sont comme des récifs dans la mer démontée du sens, et si nous sommes bien sur un bateau il n'y a pas de capitaine. À vous de tenir le cap comme vous pouvez. Et si de toute façon vous vous noyez, ce sera dans un grand éclat de rire.



Extraits :

Un paquet ficelé à l'intérieur.

Un pont ne doit allégeance à aucun des côtés. 

Un escalier horizontal.

Pouvez-vous nous rendre visite hier.

La copie était parfaite, c'est l'original qui était imparfait.

le travail d'un point d'interrogation n'est jamais terminé.

Une girafe avec des chaussures à hauts talons.

Deux jambes de bois valent mieux qu'une.

Le suicide, c'est quand on divorce de soi.

Il pouvait compter tous les doigts d'une main sur les doigts de l'autre main.

Le bateau dans la bouteille a coulé.

Un ventriloque qui a perdu la voix.

Une corde est une échelle sans échelon.

Narine : une partie manquante du nez.

Précaution : il faut laver l'eau avant de la boire.

une baguette de sourcier pour trouver de l'eau chaude et de l'eau froide.

La mort est le principal mobile des meurtres.

Monter le volume du silence.

Midi et minuit sont voués à ne jamais se rencontrer.


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                                                     Alain Roussel


Les Coleman/Brève histoire de l'igloo africain/éditions Le Grand Tamanoir (100 pages, 12€)










jeudi 17 janvier 2019

Journal de lecture : Joël Vernet, Le silence du soleil



Photographie de Françoise Fressonnet


C'est de nouveau une sorte de lettre que nous adresse Joël Vernet avec Le silence du soleil, publié par les éditions le Réalgar. Ce voyageur du dedans et du dehors nous entraîne avec lui sur des sentiers buissonniers, les seuls qu'il aime, que ce soit dans les petites ou les grandes distances. Il sait qu'il y a une vie inconnue dans la vie, qui donne le frisson, qu'il y a cette lumière secrète qui se révèle au fil de la marche, de jour comme de nuit et qui éclaire les choses. Heureux qui entend "le silence du soleil", car son cœur s'illumine. Il y a chez Vernet une quête du bonheur dans les sensations fugitives dont il garde le parfum dans sa mémoire pour l'exhaler plus tard dans son écriture. Cela peut advenir n'importe où, au cours d'une randonnée lointaine, d'une promenade banale, ou là tout près, dans le jardin où il écrit, "en compagnie du grand tilleul, des hibiscus... assis sur la souche placée à l'ombre du sureau où les merles, tant d'autres oiseaux aiment à trouver refuge." Ce poète écrit comme il chemine : avancer, lentement, rapidement, comme ça, sans savoir où il va, avec pour seuls guides l'intuition et l'émotion, et soudain bifurquer, passant d'un seul coup de l'espace au temps, nous livrant ses souvenirs, faisant vivre au présent la nostalgie. Vernet pense avec son cœur. Aller vers les autres, dans la vie ou dans l'écriture – pour lui c'est presque la même chose –, est l'une des marques de son tempérament. Son ami de toujours, Jean-Gilles Badaire, l'accompagne somptueusement par ses peintures, autre voyageur qui cherche à fixer ici, en onze "tableaux", une fleur de lumière dans les ténèbres.







Extrait :

Le murmure de ces voix rencontrées partout dans le monde, très rarement des regards de haine, des gestes les plus infimes, les plus faibles, oui, oui, la souplesse infinie de la vie si fragile, ce basculement, ce corps qui se redresse, réapparaît, refuse la défaite, cherche quelque chose qui est sans doute de la joie, mot maudit aujourd'hui par les froids ténors du concept à tout crin, le concept se voulant le maître de tout. Aux discours pompeux, nous avons toujours préféré le grondement de l'orage, l'éclat du soleil sur les pierres, l'infini de la mer, les rires dans des arrière-cours à l'autre bout du monde, et la haute pensée des yeux qui n'est jamais en sommeil. Oui, l'accueil, l'écoute sont peut-être cette pensée du cœur, le diamant de chaque phrase, le souffle grâce auquel naît toute forme nouvelle. Où est le souffle, la poésie, cette lumière si vive qui fait trembler le monde, comme un oiseau sur un fil ? Virages des routes, talus, trottoirs, visages, corps, maisons, façades, espaces, rails, terrains vagues, bêtes, objets, musiques, toute cela dans la tête du promeneur, du marcheur, de jour comme de nuit, partout et toujours, de celui qui sait aller "incognito" dans le noir de la nuit et sous l'éclat du soleil."

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                                                                                         Alain Roussel


Joël Vernet/Le silence du soleil/ éditions le Réalgar (65 p., 12€)



jeudi 10 janvier 2019

Journal de lecture : Jacques Josse









C'est à son grand-père réinventé – il ne l'a pas connu – que s'adresse Jacques Josse dans cette Lettre ouverte au grand-père capitaine, publiée aux éditions le Réalgar. Il avait déjà évoqué son ancêtre dans plusieurs livres, et surtout dans Débarqué (éditions La Contre Allée), mais dans ce fascicule le grand-père devient le personnage central. Comme souvent, Josse a besoin d'ancrages, de temps et de lieu. Aussi reconstitue-t-il comme il le peut, mais d'une écriture précise, la vie de son ancêtre, avec des bouts de mémoire recueillis ici ou là. Comme son grand-père, capitaine au long cours, il est singulier qu'il tienne ainsi une sorte de journal de bord, une façon de lui rendre hommage et d'être complice. Chez Jacques Josse, qui a l'art de ressusciter les vies anonymes, les morts ne meurent jamais. Ils vivent dans la mémoire des vivants. Son grand-père capitaine continue de voyager dans sa pensée et se rappelle à lui à l'improviste, au cours d'une lecture, Segalen, Cendrars et même Michaux, ou un lieu, tels le hameau où il a vécu ou un port d'Europe. En voici les premières lignes :


Tu as beau avoir largué les amarres, et mis le cap sur le grand large, deux ans avant ma naissance, cela ne m'a pas empêché de t'évoquer en faisant comme si je t'avais réellement connu. Je peux même reconstituer en détails tes dernières heures. Ton agonie t'a survécu. Cela se passait dans ta maison, située près de la chapelle de Liscorno, le dimanche 18 mars 1951. La chambre bleue te rappelait les fonds marins. Le temps était à la pluie, et la fenêtre entrouverte. Une ampoule nue se balançait au plafond. Tu soufflais comme un damné, en proie à une sévère crise d'asthme, tout en déclarant à ta femme Francine et à ton fils Édouard, mon père, tous deux de plus en plus inquiets au vu de ton état qui empirait, qu'il était hors de question qu'un médecin mette les pieds dans cette pièce. Tu ajoutais que tu n'en avais jamais eu besoin et que tu n'allais pas commencer, à près de soixante-quinze ans, une carrière de malade en ingurgitant des remèdes aux noms barbares alors qu'une bonne cigarette toutes les heures, deux ou trois verres de vin pendant les repas, plus l'apéritif dominical, ta vie entière était là pour le prouver, suffisaient pour te maintenir en forme. Tu sifflais court, toussais creux, éructais et crachais en respirant de plus en plus mal...


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                                                         Alain Roussel

Jacques Josse/Lettre ouverte au grand-père capitaine/éditions le Réalgar (25 p., 4,50€)



mardi 8 janvier 2019

Journal de lecture : Sanda Voïca

Trajectoire déroutée, le dernier livre de Sanda Voïca, je l'ai depuis le mois de juin, presqu'à portée de la main, avec l'intention d'écrire une note. Je le prends, le repose, le reprends. J'ai beau faire. Les mots ne me viennent pas. Il y a des souffrances d'autrui qui vous laissent sans voix. Que pourrions-nous ajouter ? Ses mots à elle, Sanda Voïca, suffisent. Ils sont là. Ils disent la descente aux enfers après la mort de sa fille, à l'âge de vingt-deux ans. La déroute. La chute. Se sauver par les mots – jusqu'au mot final, salvateur : me voilà –, en disant au plus juste ce qu'elle éprouve, dans sa chair, dans sa tête, dans sa vie. Il y a cette authenticité qui ne trompe pas. Et aussi terrifiant que cela puisse paraître le lecteur que je suis ne peut s'empêcher de ressentir, malgré le malheur, la beauté simple et vraie qui se dégage de ce livre.







Extraits :

plusieurs fois par jour
la fille revient
s'empare de moi
grappin à plusieurs crochets qui
s'enfoncent dans ma chair
me soulèvent très haut
et me lâchent :
je me défais en morceaux.
Quand je me réarticule
je mets la fille disparue
dans mon échine.


La première chose dont on veut s'emparer au réveil
est l'être le plus profond
que la main veut secouer et réveiller aussi.
Alors on prend le crayon
et on laboure toute la journée
dans un cahier.
L'œil 
n'est jamais qu'œil,
mais un outil nouveau
à chaque fois qu'il trace
un signe.


Au plus près de mon ventre noir.
Sans tête.
Bien qu'invisible à moi-même.
Je tâtonne.
Le noir
collant
m'emporte
toute pétrie
par son foisonnement.


Je fais le tour de moi-même,
je me vois de dos.
La trajectoire devient
ligne côtière d'une baie étroite.
La ligne monte
jusqu'aux parois abruptes.
Je suis l'eau claire et froide
d'une baie bleu royal.


Dans la nasse du jour
je jette une nouvelle nasse
et j'y retrouve
les nasses des autres jours.
Dans chacune il y a
encore des nasses –
celles des jours anciens.

À la pêche,
je n'attrape que des nasses.


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                                                      Alain Roussel


Sanda Voïca/Trajectoire déroutée/éditions Lanskine (80 pages, 14€)














Journal de lecture : Georges Guillain.

On dit souvent de Georges Guillain qu'il est un "passeur" de poésie. Soit ! Il l'est en effet. Mais à condition d'ajouter qu'il est avant tout, essentiellement, viscéralement, un poète, comme nous le montre une fois de plus l'un de ses derniers livres, Parmi tout ce qui renverse, publié aux éditions Le Castor Astral. Son ouvrage est divisé en deux parties : Une histoire d'IL et Quelques poèmes d'IL, jouant ainsi subtilement dans la première sur la notion de temps avec le mot histoire et dans la deuxième sur celle d'espace, de lieux investis par la poésie.
Il est intéressant de noter que le pronom personnel "il" sert le plus souvent à introduire une narration, ici d'ordre poétique. Il permet à l'auteur de prendre une légère distance contemplative où il se regarde voir le monde et agir dans le moindre des gestes quotidiens avec "les ustensiles de sa vie". Car ce poète cherche la poésie dans les "choses simples", à l'affût "d'imperceptibles métamorphoses". Il y a une grande douceur dans ces textes et comme une quête du bonheur sans b majuscule dans ce désir de ralentir le temps, la marche incessante des choses, par quelques mots, presque sous la langue pour empêcher celle-ci de mentir. Et même, s'il le pouvait, "ce jardinier de la langue" laisserait "la parole aux choses".
Dans la deuxième partie, le "il" disparaît au profit du "on" ou du "nous". Ce n'est plus une narration mais un exercice de pure contemplation de certains lieux visités, Lacoste, Sénanque, Marais de Guines, et surtout les jardins, avec leurs coquelicots, leurs chicorées et leurs agapanthes. 






Extrait 1 (première partie) :

Il écoute sous les pierres un murmure de mer
blanches et jaunes orties ficaires accrochent
quelque début de printemps renouvelant l'arche
d'un pont deux pans lessivés de vieil ocre
de cinabre d'un peu de craie de crasse belle
il passe l'eau dans une espèce de bonheur parmi des
épluchures qu'il regarde flotter jusqu'au bout
prolongeant le grand air les marbres creux tout l'or
ici de la cité/mais lui leurré d'aucun désir nouveau
d'aucune autre attention / à quoi ?
                                      qui serait plus réel ou plus beau


Extrait 2 (deuxième partie) :

(Dans un petit jardin de ville)

finalement

soir d'hiver
vie brute
puis non la rose

ce n'est plus à l'intérieur
de l'image gonflée des mille et mille

apparences de la pensée qu'il faudra
chercher un semblant de maîtrise
sur le bourdonnement ralenti des choses

cueillir
ce jour
ne tiendra plus

qu'à un éclair de l'œil
ce reste précipité de tout le corps fossile


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                                                       Alain Roussel

Georges Guillain/ Parmi tout ce qui renverse/ Le Castor Astral (145 p, 13€ )