vendredi 25 février 2022

Howard McCord : Poèmes chamaniques, éditions de La Part Commune (note publiée dans la revue Europe Mars 2022, numéro consacré à Georges Séféris et Gilles Ortlieb)

 



L’écrivain américain Howard McCord est surtout connu en France pour L’homme qui marchait sur la Lune et En marchant vers l’extrême. Sa poésie l’est moins, et c’est donc à une véritable découverte que nous invitent les Éditions de La Part Commune avec Poèmes chamaniques, dans une présentation et une traduction de Cécile A. Holdban – qui a par ailleurs illustré le livre – et de Thierry Gillybœuf. Toute tentative pour situer cette poésie s’avère rapidement infructueuse. On ne peut l’inscrire dans un courant tel que la Beat Generation ou l’Objectivisme initié par William Carlos Williams et Louis Zukofsky, ni l’apparenter à Hart Crane, qu’il admire pourtant. Si l’on peut rattacher les romans de McCord au « Nature writing », ses poèmes semblent toutefois échapper à toute localisation littéraire : ils sont insituables, comme d’ailleurs l’est l’écrivain lui-même.

Celui qui se présente lui-même comme « fournisseur en charmes et malédictions efficaces » est né à El Paso, au Texas, près de la frontière mexicaine, « au milieu du désert de Chihuahua, au milieu de kilomètres et de kilomètres de désert dans toutes les directions, et de chaînes de montagnes surgissant comme des archipels », dit-il dans une interview. Cette nature sauvage qui l’émerveille, qu’il considère comme sacrée, a forgé son tempérament, et s’il devait revendiquer une identité, ce serait plutôt celle d’un Indien – « l’Apache est mon maître » –, mais sans tribu, loin de la frénésie urbaine, avide des grands espaces d’Amérique ou d’ailleurs qu’il parcourt en marchant, avec la conscience d’être unique, que tout homme est unique, « le dernier de notre genre ».

Les Poèmes chamaniques rassemblent à l’évidence des poèmes écrits sur une longue période – d’où la diversité des thèmes –, au fil de l’inspiration du moment sans jamais la forcer et en divers lieux, souvent montagneux et désertiques comme ceux de son adolescence. De ce fait, on pourrait croire qu’il va évoquer les grands espaces, qui sont en effet bien présents en filigrane, mais son regard se porte plus volontiers vers les particularités du territoire qu’il arpente en marcheur aguerri, accrochant ainsi l’immensité et sa vacuité à des éléments immédiats et proches, tels une pierre, un arbre, une araignée, un serpent ou le vol d’un oiseau. Ils n’en sont pas moins énigmatiques, et Howard McCord sait que « La totalité des mystères est retenue/comme la musique dans l’écorce blanche du pin. » Il y a une langue cachée dans les choses, et il faut apprendre à la connaître, non par le sens mais par la sensation, aligner le langage sur des perceptions en retrouvant une innocence première née d’un contact direct avec la nature sauvage – son côté chamane : le cœur avant l’intelligence. La poésie consiste essentiellement, pour McCord, à accueillir en toute simplicité les êtres et les choses dans les mots, à s’effacer pour leur laisser la parole :

 

Un poème est une ronce,

un appel d’air,

un cri dans la nuit

poussé par l’humble gorge

d’une taupe

capturée par une chouette

silencieuse en plein vol.

 

Sa longue expérience des déserts, si propices aux mirages, l’amène dans certains poèmes à émettre un doute, avec l’humour qui s’impose, sur la réalité de la réalité. Et si le monde n’existait pas ? Chicago, les sauterelles, tout ça n’existe pas. Seuls quelques arbres existent, « mais ils sont si profondément/cachés dans les bois/qu’il est peu probable/qu’on en découvre un/de nos jours. », écrit-il dans le poème « Ontologie ». « Un rêve non rêvé », dit-il, telle pourrait être la nature véritable de l’univers, un rêve qui n’est pas un rêve et une réalité qui n’est pas la réalité, et un chaos plutôt qu’un cosmos :

 

Il n’y a pas d’ordre.

Ni dans les roseaux

ni dans le silex

ni dans la maison du soleil

ni dans le lapin

ni dans les bénédictions des bonnes manières.

Je vous dis qu’il n’y a que

                 les mythes de l’enfance.

 

la géométrie

 

rien de plus.

 

Des Poèmes chamaniques, il émane un art de vivre et même une certaine forme de sagesse qu’on a presque envie de qualifier de taoïste – il aurait pu être à sa manière un compagnon de Li Po. Cet amoureux de la solitude, que « la Muse a rendu fou depuis longtemps » et qui possède parmi d’autres armes un sens affûté de l’ironie et de la satire, aime les plaisirs simples : un feu de bois mort, un repas sommaire, la prière du vent, le silence, danser autour d’un chêne, contempler des étoiles à travers le sapin, identifier une fleur si c’est la saison… Howard McCord est comme ce « moineau qui ne construit pas de nid/mais allume des feux/de brindilles, de paille et de ficelle ».

 

 

                                                                                              Alain ROUSSEL



Jean-Luc Steinmetz : Rimbaud de Clinchamps, éditions L'Étoile des limites (note publiée dans revue Europe Mars 2022, numéro consacré à Georges Séféris et gilles Ortlieb)

 




Le livre de Jean-Luc Steinmetz n’est pas un nouvel essai ou une nouvelle biographie sur Rimbaud, auquel l’écrivain a déjà consacré des pages remarquables. De telles approches impliquent en effet une proximité, certes, mais aussi et surtout une distance, gage d’une relative objectivité. Ce n’est pas ce qui se joue ici. De toute évidence, il n’a pas conçu ce dernier écrit – on peut le qualifier de journal – comme un livre additionnel, mais « principal », selon ses propres termes. L’on peut parler à ce propos de nécessité intérieure qui le pousse à mêler sa voix à celle (celles ?) de Rimbaud, au fil d’une marche méditante dans la campagne, entre Clinchamps et Mutrécy dans le Calvados, comme en écho de la ferme de Roche où fut rédigée en 1873 une grande partie d’Une saison en enfer. C’est à cet opuscule, le seul publié du vivant du poète, que se consacre entièrement Steinmetz. La lecture qu’il en fait l’engage totalement, le met à l’épreuve comme s’il y allait de sa propre vie, et ce qu’il en écrit l’amène à aller au plus profond de lui-même, à fouiller les arcanes de sa propre adolescence : « Quant à l’histoire d’un livre que je recueille là, qui ne pensera qu’elle se confond avec la mienne, aux prises avec son propre destin, acolyte de Rimbaud, en butte à l’inidentifiable… », écrit-il.

Qu’on ne s’y trompe pas. Steinmetz ne s’identifie pas à « l’homme aux semelles de vent », mais « note des coïncidences, des opportunités ». Il se décrit comme un « promeneur qui participe au monologue, rencontrant cette voix et ses voix, inscrit dans la parole qui articule la Saison ». Parfois il accompagne Rimbaud, parfois c’est Rimbaud qui l’accompagne sur son propre territoire, l’aidant ainsi à « agencer une histoire personnelle ». Ce qui l’intéresse, c’est l’émotion vécue au point d’intersection entre la « Saison » et sa propre existence qu’il revisite, nous livrant des éléments autobiographiques, mais aussi l’évoquant au présent par de belles descriptions de la campagne environnante qu’il parcourt au fil de sa marche elle-même rythmée – on l’imagine aisément – par la récitation mentale de certains passages d’Une Saison en enfer. Au fur et à mesure qu’il lit, le lecteur ressent ce sentiment étrange d’entrer à la fois dans l’œuvre de Rimbaud et dans la vie de Steinmetz. Cela n’exclut en rien la réflexion qui est ici intense, une sorte de « confrontation spirituelle », au plus près du texte qu’il suit mot à mot, sans trop se soucier des « propos contradictoires de ceux qui, plus que Rimbaud, pensèrent détenir la vérité au sujet de son texte ». On a trop tendance, lisant la « Saison » – et il est nécessaire que le lecteur la relise –, à ne retenir que des passages fulgurants, de s’arranger avec certaines « maximes » que l’on croit définitives, alors qu’elles peuvent un peu plus loin se trouver contredites par d’autres formules tout aussi péremptoires.

C’est que, dans Une saison en enfer, au tournant de son existence, Rimbaud est tiraillé par le doute. Il n’écrit pas pour nous, mais pour lui, et s’interroge sur son passé, son présent et son avenir. Qu’entend-il par innocence, justice, charité, enfer, pureté, bonheur ? De cette vaste construction métaphysique et morale, de son « opéra fabuleux », Jean-Luc Steinmetz arpente les allées, ausculte les recoins. Il sait que la nature de Rimbaud est complexe et que plusieurs « je » sont à l’œuvre, qu’il ne faut pas se fier à un seul aspect. « L’homme aux semelles de vent » traîne derrière lui toute une traînée d’ancêtres sans lignage, de « race inférieure », et que si « le sang païen » coule dans ses veines, il aura fait aussi, « manant, le voyage de terre sainte » en chrétien, sans ce que cela l’empêche de danser « le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants ». Ce rapport contradictoire, qui tiraille la « Saison », à une certaine spiritualité interpelle au plus haut point Steinmetz. Il y revient souvent. Certes, Rimbaud n’est pas un horrible calotin, mais il n’est pas non plus un athée radical, comme certains voudraient qu’il fût, pour l’avoir mal lu. S’il déteste les bondieuseries, s’il raille les prêtres et les curés, s’il se sent esclave de son baptême, le mot Dieu revient régulièrement sous sa plume. « J’ai dit : Dieu », écrit-il. Mais l’on sent à la lecture que c’est un dieu qui appartient au « festin ancien », ou qui se donne comme une pure transcendance, hors religion, à moins qu’il ne s’inscrive lui aussi dans la « farce continuelle », comme l’est, selon Rimbaud, la vie elle-même.

Rimbaud est « un mystique à l’état sauvage », comme disait très justement Claudel, pour lequel pourtant je n’ai pas de sympathie particulière, ni pour l’œuvre, ni pour l’homme. Méconnaître cet aspect du poète, c’est refuser de le prendre pour ce qu’il est, dans son intégrité, et Steinmetz a raison de le souligner, aussi dérangeant que cela puisse paraître. Le « passant considérable », comme l’écrivait Mallarmé, est homme de paradoxe, et cela, malgré nos réticences, le rend plus attachant que son mythe.

 

                                                                                                        Alain ROUSSEL