samedi 22 août 2020

Journal de lecture : Fenzy, Droguet, Pons



Je reprends mon journal de lecture, toujours avec le désir d'aller à l'essentiel de ce que je ressens, et sur le vif, sans ces longs détours que trop souvent l'on s'inflige pour parler d'un livre, surtout quand il s'agit de poésie. Le poème est le lieu d'une respiration tantôt ample, tantôt hachée, saccadée, hésitante. Ce n'est parfois qu'un mince filet d'air, mais qui peut se révéler d'une grande pureté vivifiante. Il y a une certaine tonalité et c'est celle-ci que je veux rendre ici en quelques phrases pour les écrits dont je parle. Sur mon blog, le temps n'a pas de prise. Si je veux évoquer un livre récent, je le fais. S'il est plus ancien, je le fais aussi. Je ne suis pas tenu aux modes commerciales actuelles qui voudraient obstinément et non sans mépris qu'un livre chasse l'autre, pourtant à peine édité. Comme précédemment, je ferai la part belle aux extraits.

.....





Dans "La Minute bleue de l'aube", d'Estelle Fenzy, il y a cette présence immédiate au monde, à ce moment qui hésite encore entre la nuit et le jour. On est dans une sorte de rêve éveillé où reviennent, avec les ombres du sommeil, des souvenirs, ceux des disparus, et avec eux la nostalgie de l'enfance où tout est à découvrir.  Et précisément l'aube est comme l'enfance. Elle renaît chaque jour dans une sorte d'innocence que l'auteure aimerait retrouver en elle, accéder ainsi à une nouvelle naissance, aidée en cela par la maïeutique de l'écriture. Cette "minute bleue", c'est aussi une minute pour soi-même, dans la solitude du matin, une fenêtre mentale qu'Estelle Fenzy ouvre dans l'attente de l'aube, les sens aux aguets, mais attentive aussi à ce qui vient de l'intérieur. Son livre est composé de très courts poèmes qui rôdent aux abords du silence, parfois dans l'esprit des haïkus par ce désir de capter en quelques mots l'éphémère, la vie qui passe et qu'elle cherche, tels les "pescalunes" de la légende, à retenir dans les filets de l'écriture. 


EXTRAITS :

La pluie tombe en fagots
Je les réunis

Le soleil levant
allume un grand lac de joie

...

Cette connivence
avec la nuit
vient-elle du noir

Comme elle
je suis l'ombre de l'ombre
qui se tait

...

Chaque matin
ce défi de l'approche

du commencement
où tout est possible

...

Que
jamais un poème
si beau soit-il
ne remplace
l'incessant voyage
de ton silence

...

Et je rends grâce au bleu
de se laisser nommer ciel



.....







Ne vous attendez pas, avec Henri Droguet, qui a par ailleurs publié plus d'une trentaine de livres, notamment chez Gallimard, à une lecture de tout repos. Vous n'y trouverez pas en effet, avec ce nouveau livre, "Grandeur nature", la paix de l'esprit. Dès les premiers mots, il vous bouscule, vous harcèle d'adjectifs qui se succèdent à grande vitesse et vous entraînent, par des siphons phonétiques, dans une tornade. Vous voilà arrachés du sol, toutes assises suspendues, et livrés à des figures de style, telle l'anacoluthe, qui ne servent pas à consolider le "discours" mais à le dynamiter savamment, vous laissant en plein désarroi. Cette offense faite au sens, ces ruptures même, ont le pouvoir, en même temps qu'ils vous prennent au dépourvu, de vous rendre joyeux, tant la poésie, chez Henri Droguet, est une fête. C'est une sorte
 d'invitation à un Gai Savoir et vous vous surprenez mentalement à danser avec délectation dans le désastre. C'est que, pour Henri Droguet, le monde est un chaos. Il ne le pose pas d'emblée comme une condition préalable à l'écriture – rien de "réaliste" chez lui –, même si les poèmes de cet armoricain évoquent fréquemment la mer, le ciel et le vent. Tout part des mots qu'il collectionne avec gourmandise et qui peuvent aussi bien provenir d'une conversation ou d'une lecture. De leurs relations, des rapports de sympathie ou d'antipathie, de rapprochement ou d'éloignement, voire d'indifférence, qu'ils établissent entre eux, selon aussi le hasard et le choix de l'auteur, jaillissent en premier jet de très courts poèmes. C'est à partir de ces fragments qu'en architecte du Verbe il va construire son univers, y glissant "délibérément des ruptures, des trous, des lacunes, de l'indécision tonale, en bref du désordre", faisant ainsi écho à celui dans lequel nous vivons, en quête perpétuelle d'un équilibre instable entre cosmos et chaos. 


EXTRAITS :


QUATUOR N°3

Tout en chaos   croustillé
chancreux bouillu cuivreux
seuil feuilleté   touillis
de soies opale et mauves
brèche d'or plumetée barbichue
tricotis et remaillures    
c'est que ça le ciel   chaos de boue mixeur
polychrome sorbetière où le gris
le bleu ardoise horizon l'or
miellé plombagineux infusent perfusent
les congélations lumineuses des ombres
et rouge à mourir Bételgeuse

                                                                (28 mars 2013)


GRANDEUR NATURE


le vent machine à découdre
bigorne et déglingue
l'aveu aveugle règne
l'ombre ne pèse rien

là-bas le grand foutoir cabossé
sauvage et tonnant
l'océan cogneur rogue
implose étrille estampe
métronomique inexorable
il monte

c'est tout jour et l'or à la grève
dans la lumière plombée diffuse
et des îles au loin qui sont nos rêves

dans la coulisse un ange exilé
serre dans son panier trois nuages
(un noir, un blanc, un rouge)
souffle dans sa trompe

gamme légère fluide heureuse
vivante absolument métaphysique
une ondée susurre au matin caillé
dans un arbre en bataille

il a plu plu replu
il repleuvra

                                                            (6 octobre 2019)




.....








Peut-on conjurer la mort ? C'est impossible. René Pons le sait. Il cherche seulement à l'affronter, peut-être à l'adoucir avec ses mots à lui, à lutter par la beauté de la langue contre l'inévitable décrépitude. Avec "Dédale", il poursuit son chemin sans espoir dans le labyrinthe qu'il s'est lui-même construit, sans doute pour se protéger au fil du temps d'un monde qui lui-même n'a pas d'issue, sinon celle d'une plongée finale dans le néant. Le ton est à l'imprécation, dans une atmosphère apocalyptique où la ruine menace, certes en soi, mais aussi en dehors de soi. René Pons ne pardonne rien au mensonge, y compris le sien, face à la vie qui s'évertue à chaque instant à nous faire autre que nous sommes. On a pu lui prêter parfois une sorte de méchanceté, mais comment un écrivain pourrait-il être vraiment méchant avec une telle écriture, d'une grande limpidité ? Il s'agit bien plutôt d'une tendresse retournée, et s'il s'en prend à tous ces "sachants" et à tous ces hypocrites, comment pourrait-on lui donner tort, surtout en ces temps où cette faune règne sur toutes choses ? La langue jaillit des tréfonds et c'est aux entrailles qu'elle nous prend. 


EXTRAITS :

Non, non ne vous arrêtez pas, ne corrigez pas ce que vous dicte la voix des Moires. Ne vous arrêtez pas, marchez, marchez à l'intérieur de votre oreille, marchez tous les sens fixés vers ces messages qui viennent d'en bas. Laissez derrière vous la voix coupante de ceux qui savent et qui assassinent le monde. Marchez au milieu des pierres en forme de cerveaux, le long des gorges serrées creusées par des millénaires de bêtise. Ne vous arrêtez pas, surtout ne vous arrêtez pas : poursuivez, imperturbable, votre exil.


Savoir finir, oui, savoir écouter le temps qu'il faut mais pas plus, puis, toutes affaires cessantes, marcher vers la conversation des arbres en attendant l'orage qui ne saurait tarder. Autrement dit, fuir, en restant dans l'ordinaire, en y suivant les sentiers invisibles qui s'ouvrent sans cesse dans sa géométrie vers des territoires que les autres ignorent : ces grottes humides de l'inquiétude au fond desquelles on espère trouver les restes d'une sagesse absolue.


Ce qu'il cherche : le silence des intervalles. Musique du rien sur les rives du bavardage. Écho d'une pensée qui se dissipe, d'une vapeur de rêve. Mutisme de la roche sans visage. Soudain la haine des vivants plus morts que des cadavres. Serrer ses tempes dans ses mains pour ne pas entendre le cri jaune de celui qui ne veut pas regarder la tentation du fleuve. S'enfuir du dédale où sévit l’œil atone.


....

                                                Alain Roussel



- "La Minute bleue de l'aube", d'Estelle Fenzy, a été publié par La part commune en avril 2019 (prix : 13€)

-"Grandeur nature", de Henri Droguet, a été publié par les éditions rehauts en juin 2020 (prix : 16€)

- "Dédale", de René Pons, a été publié par le Réalgar en juin 2020 (prix : 10€)




lundi 22 juin 2020

Petr Král, la voix des lieux et des choses s'est éteinte







Adieu, Petr

        Pour Wanda

Passe le vent
il a emporté l’ami Petr
ce n’est pas vers les étoiles
celles-ci tu les aimais surtout tombant
au bord d’un toit ou dans une flaque
« il y avait l’épave de la Grande Ourse échouée
    sur le sommier grinçant du matin »
écrivais-tu
ton Paradis était ici
comme un léger flottement
parmi les choses en apparence banales
tous ces petits riens de la vie quotidienne
dont tu savais déchiffrer le vocabulaire
dans d’infimes détails dont la rencontre 
créait la surprise
tu nous as d’ailleurs présenté au fil des livres
les divinités tutélaires de ta mythologie personnelle
le pont la passerelle la valise le train les lavabos
le marché l’hôtel la pluie le vide les toits
le mannequin le tournant le topinambour
le rasage le gris les coulisses le barman…
à la terrasse d’un café
ou au cours d’une promenade
ton regard était toujours à l'affût
de ces rencontres improbables que tu suscitais
dans la matière même du monde
entre des objets et des espaces
la réalité se mettait alors à murmurer
à parler par ses interstices
et cette rumeur était poésie
elle ne montait pas vers le ciel
tu as toujours eu en horreur l’emphase
mais elle rôdait dans la ville
souvent au crépuscule et sous tes fenêtres
c’était une sorte d’atmosphère
avec « son poids et son frisson »
qui pouvait varier selon les heures et les saisons
seul le mystère concret du monde t’attirait
pas la merveille qui n’était pour toi
qu’un ajout inutile une parure
comment pourrais-je oublier le 10 rue Goublier
c’est là que nous tenions seul à seul
jusque tard dans la nuit
nos « séances métaphysiques » comme tu disais
ce n’était pas un atelier d’écriture
(l'une de nos séances métaphysiques
Petr est de dos)
tu avais horreur de ça
et je ne saurais décrire ce qui se jouait-là
je sais seulement que toi et moi
nous nous préparions pour le rite
et que notre rire désarçonnerait
au cours de nos échanges toutes les postures
et toutes les impostures
casserait le verre clinquant 
de toutes les constructions intellectuelles
que l'on croyait définitivement acquises
avec la complicité du vitrier
qui souvent passait miraculeusement
dans la rue vers minuit
en criant « vitrier » comme il se doit
pour tout vitrier digne de ce nom

mais le réel est en deuil
il a perdu son poète
on n’entendra plus ton pas feutré
de piéton métaphysique
même si je sais que te relisant
je referai chaque fois le voyage
accompagné de ton rire mélancolique
et d'un regard nouveau.

                                                         lundi, 22 juin 2020



Objets dérisoires que m'avait offert Petr
avant de quitter Paris en 2006. L'intention
humoristique est évidente, la complicité aussi





Et encore cet objet comme un dernier clin d’œil de ce poète
qui aimait surtout la ville et ses détours


Bibliographie sommaire en France de Petr Král :

- & Cie (inactualité de l'orage, 1979)
- Le surréalisme en Tchécoslovaquie (Gallimard, 1983)
- Routes du Paradis (Bordas et fils, 1981)
- Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème (Stock, 1984)
- Les Burlesques ou Parade des somnambules (Stock, 1986)
- Prague (Champ Vallon, 1987)
- Témoin des crépuscules (Champ Vallon, 1989)
- La poésie tchèque moderne (Belin, 1990)
- Sentiment d'antichambre dans un café d'Aix (P.O.L., 1991)
- Fin de l'imaginaire (Ousia, 1993)
- Le droit au gris (Le Cri & Jacques Darras, 1994)
- Quoi ? Quelque chose (Obsidiane, 1995)
- Le dixième (le Mécène, 1995)
- Aimer Venise (Obsidiane, 1999)
- Le poids et le frisson (Obsidiane, 1999)
- Notions de base (Flammarion, 2005)
- Pour l'ange (Obsidiane, 2006)
- Enquêtes sur des lieux (Flammarion, 2007)
- Vocabulaire (Flammarion, 2008)
- Cahiers de Paris (Flammarion, 2012)
- Accueillir le lundi (Les lieux-dits, 2016 – prix Jean Arp)
- Ce qui s'est passé (le Réalgar, 2017)
- Déploiement (Lurlure, 2020)
- à paraître : Espace (Obsidiane, fin 2020)

Par ailleurs, Pascal Commère a consacré un bel essai à Petr Král, avec de nombreux extraits, aux éditions des Vanneaux.

N.B. : tout poète se rendant à Prague ou à Venise prendra plaisir à lire les livres que Petr a consacrés à ces deux villes ("Prague", "Aimer Venise", voir ci-dessus).

Quelques extraits de ses œuvres :

Sentiment d'antichambre dans un café d'Aix (P.O.L.):

Au bord du monde et de l'été qui le frôle discrètement,
le café plongé dans le calme est lui-même un monde.
    Pourtant tout se retire
vers le fond du tableau, là où le jour devient souffle serein,
eau limpide livrée dans les coulisses matinales
au va-et-vient de vagues sans mémoire. Le regard
passe simplement, avance sans effort à travers la salle
    déserte
vers la lumière de l'entrée ; vers la couche ultime ou de
    nouveau l'on sort
sur le seuil. Tant de non-savoir
insiste fatalement du dedans : du fond où un silence
    éloquent couvre tout, même notre incertitude
d'être déjà venu ; de débarquer là pour fuir le foyer
ou l'étendue glaciale de l'exil. Chute vers la liberté d'un
    ailleurs
et chute en arrière, vers l'abri. Cela suffit pour ramener
    l'espace du jour
à un dimanche étale, à la blancheur froide d'une feuille
    vierge
ouverte largement nulle part. Nous sommes là
et ne sommes pas là, comme d'habitude. Le portemanteau
    orphelin dans un coin, les quelques tables exposées
    alentour
aux faveurs du regard et à la tendresse fugitive des reflets,
ne sont que des balises grâce auxquelles le vaste décor
prend indifféremment ses mesures...

Le poids et le frisson (Obsidiane) :

LE SEUIL, EN MARCHANT

Doucement maintenant, il suffit de lever le regard vers le ciel gris
au-dessus des arbres, le long du boulevard,
pour sentir monter une tendre certitude :
l'orage va venir. Ce qui nous pousse derrière, la main marâtre,
    assassine,
et tout ce qui s'y engouffre dans l'abîme de la nuit passée, avec le fracas
    et les cris des guerres,
ne pèse plus. À peine si quelqu'un lève le bras devant nous
et, de l'index dressé, touche un nuage, pour prendre son pouls. Il
    suffira d'enfoncer là-bas, plus loin, son peu de poids
dans l'accueillante congère de poussière, de la laisser déborder à peine,
    avec soin,
les contours luisants de nos chapeaux, les épaules raides du veston.
L'orage sera là et nous, entiers, dans ce court battement de porte contre
    le cadre,
à jamais pris dans notre misère et déjà dehors, ensemble et seuls.
    À chaque pas de plus vers l'avant,
c'est l'orage lui-même qui s'y lève, va vers nous. Déjà dans l'ombre
    du passage, sur un éventaire,
le jouet en plastique lui d'un jaune cru et hilare
au milieu des bananes entassées.

Accueillir le lundi (Les lieux-dits) :

SE SURPRENDRE

"La vie est moyennement drôle
d'autant que c'est notre seul bien"
dis-tu en toi-même

Il est midi un dimanche tu t'apprêtes à te laver dans la salle
    de bains
pensant à la petite taille de V.R. comme si là-bas au loin
elle rentrait encore davantage dans la terre
tu entends la rumeur vide des boulevards périphériques
tard dans la nuit quand l'ultime cri s'y est éteint
tout comme le tintement d'une lame de couteau contre le bord
    du trottoir

Dans la petite corbeille accrochée au mur pointent en tous
    sens
contre le blanc du carrelage des brosses à cheveux des peignes
et des ciseaux formant un importun bouquet d'objets


Ce qui s'est passé (le Réalgar) :

Quand après un interminable dimanche vint enfin
le lundi il fallait cette fois un peu freiner
l'écoulement du temps

Ce n'est que jeudi où il redevenait possible
de lever la tête et partir d'un pas plus décidé
n'était la perspective du samedi et de sa fin désastreuse
(la tête au trou ou dans le seau à glace)

le dimanche suivant heureusement se termine par un
    crépuscule
où les filles marchent sur l'autoroute en escarpins à hauts
    talons
(le va-et-vient blanc des cous-de-pied refroidissants
au-dessus du gris froid de l'asphalte)
et accompagnées de leur bruit changent en dames distantes


Déploiement (Lurlure) :

CAFÉ SCHWARZENBERG

À la surface des miroirs du célèbre café
ne remonte plus le zeppelin gras et blanc
d'une fumée de cigare Seuls les serveurs sont toujours en noir le
    vice caché ne cesse de pointer
en poil vert vif au fond tapissé du décor

Quand les Russes ont envahi les lieux
à la fin de la guerre ils ont tout détruit avec soin tirant dans la
    glace après un coup de mousseux
comme vers le cosmos bâillant (dirait-on) Pas une trace pourtant
    n'est restée
de leur passage nul filet rouge n'a taché les gris du stock
    chambardé
ni les pages des journaux vite fânés
qui recommençaient à couvrir le marbre des tables

Les ladies vieillies qui arrivent à présent
n'ont pas davantage le rouge dans leur répertoire
excepté celui des joues d'une alcoolo au large sourire
La veste qu'un gentleman-farmer a mise pour siroter sa bière
est verdâtre façon chasseur les têtes des dames sont encore
    hideuses
de diverses façons – un cube aux cheveux teints une longue
mine d'institutrice éducativement pincée – on plonge en chacune pour
   y faire battre un peu son propre pouls solidaire
dans une profondeur différente

Mais il est temps de repartir pénétrer dehors parmi les éclats et
    les lumières humides
de la ville du soir comme dans une illusion apaisante un mirage sans
    profondeur à peine ondoyant
non il est vrai sans l'espoir du sanglant joyau
d'un bout de viande peut-être d'un os luisant en bleu néon
dans le noir derrière la cuisine




mercredi 15 janvier 2020

Journal de lecture : Sándor Weöres




Malgré les efforts de Ladislas Gara, Jean Rousselot, Gyula Illyés, et plus récemment Christophe Dauphin et Anna Tüskés ("Les orphées du Danube", aux éditions Raphaël de Surtis), la poésie hongroise est mal connue en France. Il faut donc saluer la belle initiative des éditions érès (collection PO&PSY) qui a publié récemment "filles, nuages et papillons", des extraits choisis de l'œuvre de Sándor Weöres et traduits par la poète Cécile A. Holdban, de mère hongroise, et qui était tout naturellement la mieux à même de réaliser ce projet. Peu de choses ont été publiées en France de cet auteur pourtant très important dans son pays, à quelques exceptions notables dont "Dix-neuf poèmes", traduits en 1984 par Loránd Gáspár, Bernard Noël, Ibolya Virág. "Filles, nuages et papillons" est une courte et précieuse anthologie de ce poète, parsemée des encres d'Annie Lacour et présentée dans un petit coffret très esthétique. Ce sont des citations brèves, dans l'esprit de cette collection, mais qui donnent comme une résonance de la quête poétique de cet écrivain. En voici quelques-unes :

VISION AGRESTE

L'oiseau
s'envole,
derrière lui l'herbe folle se redresse.

L'EMPREINTE

La fille de ferme a traversé la route,
elle a laissé dans la poussière
l'empreinte de ses cinq orteils nus.

L'ÉTRANGER

Dans la foule il est seul,
mais nombreux dans la solitude.

ÉNIGME

Je viens d'une forêt
où je ne suis jamais allé.
J'évite une forêt,
et j'y habite pourtant.
Je vais dans une forêt,

où je n'arrive jamais.

LES FLEUVES

Les fleuves résonnent l'un dans l'autre
paraissent s'entrelacer l'un l'autre
abandonnant leur propre déclin
sur un chemin d'exil
sur un galop imprenable
maintenant et pour longtemps encore.

Et quelques aphorismes :

Clef close.

La poussière se hâte. La pierre a le temps.

Cristal de vent.

Ils s'entrelacent dans un miroir sans cadre.

Séparé de face.

La silhouette est immobile, seule son apparition danse.

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                                                             Alain Roussel

Sándor Weöres : filles, nuages et papillons, éditions Érès, collection PO&PSY, 12€

Si vous souhaitez faire plus ample connaissance avec ce poète, je vous conseille cette interview de Cécile A. Holdban, suivie de son discours à l'Institut hongrois de Paris, le 3 avril 2019, lors de la présentation de ce livre dont on espère qu'il sera suivi par d'autres publications. Voici le lien :

https://litteraturehongroise.fr/interview-avec-cecile-a-holdban-traductrice-de-sandor-weores/