On connaît Albert Bensoussan, traducteur émérite des grands écrivains d'Amérique du Sud d'expression espagnole parmi lesquels Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti, Zoé Valdès et tout particulièrement Mario Vargas Llosa. Mais Albert Bensoussan est aussi, est surtout, un écrivain à l'écriture singulière et attachante, dont l'œuvre est empreinte d'une saveur toute méditerranéenne, avec souvent des accents autobiographiques. Son nouveau livre, "L'anneau", vient de paraître aux éditions Al Manar.
Le titre, « L’anneau », qui
fait allusion au kholkhal, ce
bracelet de cheville d’origine berbère que portaient les femmes en Algérie lors des grandes occasions, donne une clé de lecture de son nouveau livre. Il ne s’agit pas en effet d’un texte linéaire, mais d’un récit autobiographique qui s’entortille en boucles, une sorte de spirale contrariée qui s’éloigne mais finit toujours par revenir à son point de départ. Comment pouvait-il en être autrement ? La mémoire que nous avons de notre propre histoire ne s’inscrit pas dans une continuité. Les souvenirs jaillissent comme ils le veulent, sans se soucier d’une chronologie, dans une sorte de désordre ordonné selon des règles intimes que nous ne maîtrisons pas. « Ce récit se déroule dans l’intermittence et rien n’est vraiment à sa place. Anarchique et folle, telle est la mémoire. Ce kaléidoscope en folie télescope les images, les confond, les sépare, les rassemble. Là, sous les paupières, les pages s’entremêlent, s’affrontent, se rejoignent, les visages s’échangent, se supplantent, mais la vie est sans raison. Libre cours alors au flux des séquences : au lecteur d’en recomposer le sens. », écrit Albert Bensoussan dans le prélude.
bracelet de cheville d’origine berbère que portaient les femmes en Algérie lors des grandes occasions, donne une clé de lecture de son nouveau livre. Il ne s’agit pas en effet d’un texte linéaire, mais d’un récit autobiographique qui s’entortille en boucles, une sorte de spirale contrariée qui s’éloigne mais finit toujours par revenir à son point de départ. Comment pouvait-il en être autrement ? La mémoire que nous avons de notre propre histoire ne s’inscrit pas dans une continuité. Les souvenirs jaillissent comme ils le veulent, sans se soucier d’une chronologie, dans une sorte de désordre ordonné selon des règles intimes que nous ne maîtrisons pas. « Ce récit se déroule dans l’intermittence et rien n’est vraiment à sa place. Anarchique et folle, telle est la mémoire. Ce kaléidoscope en folie télescope les images, les confond, les sépare, les rassemble. Là, sous les paupières, les pages s’entremêlent, s’affrontent, se rejoignent, les visages s’échangent, se supplantent, mais la vie est sans raison. Libre cours alors au flux des séquences : au lecteur d’en recomposer le sens. », écrit Albert Bensoussan dans le prélude.
Au fil savamment entremêlé d’une
écriture chaleureuse et tourbillonnante, l’auteur évoque sa jeunesse en
Algérie, de la fin des années trente à l’Indépendance. Il y a, chez ce lecteur
assidu et libre exégète de la Torah, outre l’idée d’un sens caché dans les mots
et par conséquent dans la vie, le sentiment d’un paradis perdu quand il évoque
sa mère, son père, ses grands-parents et d’autres personnages en quelques
anecdotes savoureuses, dans une société où Juifs, Berbères et Arabes vivaient
en bonne intelligence. Son livre prend souvent l’allure de conte oriental et le
lecteur se sent transporté comme en des temps bibliques en plein vingtième
siècle. Mais rien n’est idyllique, et il ne faisait pas bon d’être un jeune Français
juif à Alger pendant l’occupation sous la férule de Vichy ou de vivre en
Algérie dans cette période qui précède l’Indépendance. C’est d’ailleurs en
novembre 1954, avec le premier attentat, que, pour l’auteur, « le rideau
tombe sur l’Algérie heureuse ».
Albert Bensoussan est un amoureux des
mots. Il les aime dans presque toutes les langues. Ce n’est pas seulement
l’espagnol que ce grand traducteur des livres de Mario Vargas Llosa maîtrise à
la perfection, pas seulement tous ces mots juifs et arabes dont il truffe avec
gourmandise son récit, c’est aussi, et même essentiellement, la langue
française, avec ses nuances, ses subtilités sémantiques et phonétiques, tous
ces vocables où le sens résonne pour l’esprit et l’oreille, procurant une sorte
d’ivresse.
Dans « L’anneau », il traduit
l’Algérie, son Algérie, celle qu’il a connue et qu’il a vue avec le regard
toujours à l’affût d’un enfant, d’un adolescent ou d’un jeune adulte. Il nous
en restitue en termes lumineux l’atmosphère, les saveurs, les parfums. Il
écrit : « Alger sentait les
denrées coloniales, les céréales, les épices et ce vin d’Oranie s’entassant en
grosses barriques sur les docks et sous les arcades du boulevard front de mer.
Lorsqu’on s’accoudait à la rampe de tuf rouge – ah, que de rêveurs enturbannés,
et quelle jeunesse avide d’aventure et de fuite ! –, toutes ces odeurs
vous montaient à la tête, dont l’ivresse n’était soulagée que par la brise
d’asphodèles s’envolant de la darse. » Et naturellement la langue de
Bensoussan retrouve l’accent du « Cantique des cantiques » quand il
évoque Fatiha, l’une des premières femmes qu’il ait aimée : « Ce soir de nouvel an, dans la nuit
basculait notre enfance vers le monde incréé, vers l’informulé, vers
l’inquiétant univers des hommes. Ce n’était pas encore la guerre et je t’aimais
pour ton teint de figue sombre et ta pulpe de fève. Tu n’avais pas l’odeur des
miens, de mes sœurs… Un miel d’aloès jaillissait de tes seins. L’agave peuplait
ton aisselle. L’âcre musc de tes reins me soulevait d’ardeur. »
L’exil n’est pas simplement une notion
d’espace mais aussi de temps. Certains hommes ont l’impression d’avoir été
arrachés à leur enfance, d’avoir été, d’une façon symbolique, chassés du
« Paradis », pour Bensoussan cette « Algérie
heureuse » dont il parle tout au
long de son livre. Ce qui fut n’est plus, mais son souvenir revient en boucle –
comme cet anneau – en tournoyant dans la mémoire sur laquelle le devenir n’a
pas de prise.
Alain Roussel
Post-scriptum :
Voici l'hommage vibrant, et qui n'est pas sans écho avec "L'anneau", de Bensoussan à Bertille, une amie décédée récemment.
Bertille
Elle était
rousse et pourtant d’Algérie. Une fille de Saïda, sur le haut-plateau au Sud de
l’Oranie. Et puis elle était italienne et espagnole. Enfant, quand on lui
demandait son nom, elle répondait Tizoizo,
mais elle pour de bon s’appelait Bertille Gazzo. Son prénom, si peu courant et
fascinant, avait été créé exprès pour les rayons de ses yeux. Un visage encadré
de flamme, et tout son être était de passion. Et de charme. Ses yeux, quelle
couleur ? Moi je les ai toujours vus topaze, et sans doute étaient-ils
entre vert et bleu, mais je savais qu’elle avait des yeux de miel. Nous nous
sommes aimés sans pouvoir nous aimer. Sans pouvoir vivre ensemble. À tout jamais son baiser fondit sur
mes lèvres. Elle était si belle quand elle découvrit que nous pouvions nous
éprendre alors même qu’un train nous déprenait pour nous rejeter dans la brume
des frontières. Et elle était si belle quand elle me rejoignit à Bordeaux
pour assister à la première de La
Demoiselle de Tacna. Si heureuse d’une soirée où Mario fit le joli cœur et
elle buvait ses paroles, comme plus tard à Lyon, pour la première de La Chunga, elle chavira dans ses bras
pour une valse créole. Elle dansait si bien, en professionnelle, qu’elle me fit
un jour une exhibition de sevillana,
arrondissant les bras, cognant les doigts. Je sais qu’elle me considérait comme
son grand frère et son ami. Toute sa vie. Elle me dédia le prix de
traduction qu’elle reçut, Rhône-Alpes, pour donner de la voix à quelque auteur
chilien au désert d’Atacama. Car elle avait de l’affection pour celui qui la
fit entrer en traduction. Dans l’écurie de Métailié, où elle devint la grande,
la meilleure traductrice de la littérature du Chili, un pays qu’elle aimait
tant et qu’elle servit avec une plume toujours exigeante, élégante et belle.
Une traduction de Bertille était une leçon de littérature française. Car comme
tant de ceux qui naquirent outremer, elle avait le goût du beau langage.
Souvent en fin de matinée, elle m’appelait pour me lire telle phrase difficile
ou retorse qu’elle remettait sur les rails et rendait toujours en la polissant,
telle une pierre précieuse. Une gemme – elle-même. Et j’avais hâte à
l’entendre, à l’écouter, à me bercer de sa belle voix de miel – comme ce regard qui, un jour, me sidéra.
Plus jamais ses yeux, sa voix. Mais toujours Bertille.
Albert
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